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Faut-il craindre une déréalisation générale ? Une sorte de disparition universelle, comme le suggère Jean Beaudrillard ? Sommes-nous sous la menace d'une apocalypse culturelle ? D'une terrifiante implosion de l'espace-temps, comme l'annonce Paul Virilio depuis plusieurs années ? Ce livre défend une hypothèse différente, non catastrophiste : parmi les évolutions culturelles à l'oeuvre en ce tournant du troisième millénaire - et malgré leurs indéniables aspects sombres ou terribles - , s'exprime une poursuite de l'hominisation.
Jamais, sans doute, le changement des techniques, de l'économie et des moeurs n'ont été si rapides et déstabilisants. Or la virtualisation constitue justement l'essence, ou la fine pointe, de la mutation en cours. En tant que telle, la virtualisation n'est ni bonne, ni mauvaise, ni neutre. Elle se présente comme le mouvement même du "devenir autre" - ou hétérogénèse - de l'humain. Avant de la craindre, de la condamner ou de s'y jeter à corps perdu, je demande que l'on prenne la peine d'appréhender, de penser, de comprendre dans toute son ampleur la virtualisation.
Comme on le verra tout au long de ce livre, le virtuel, rigoureusement défini, n'a que peu d'affinité avec le faux, l'illusoire ou l'imaginaire. Le virtuel n'est pas du tout l'opposé du réel. C'est au contraire un mode d'être fécond et puissant, qui donne du jeu aux processus de création, ouvre des avenirs, creuse des puits de sens sous la platitude de la présence physique immédiate.
Nombre de philosophes - et non des moindres - ont déjà travaillé sur la notion de virtuel, y compris certains penseurs français contemporains comme Gilles Deleuze ou Michel Serres. Quelle est donc l'ambition du présent ouvrage ? Elle est fort simple : je ne me suis pas contenté de définir le virtuel comme un mode d'être particulier, j'ai voulu aussi analyser et illustrer un processus de transformation d'un mode d'être en un autre. En effet, la virtualisation remonte du réel ou de l'actuel vers le virtuel. La tradition philosophique, jusqu'aux travaux les plus récents, analyse le passage du possible au réel ou du virtuel à l'actuel. Aucune étude, à ma connaissance, n'a encore analysé la transformation inverse, en direction du virtuel. Or c'est précisément ce retour amont qui me semble caractéristique à la fois du mouvement d'auto-création qui a fait surgir l'espèce humaine et de la transition culturelle accélérée que nous vivons aujourd'hui. L'enjeu de ce livre est donc triple : philosophique (le concept de virtualisation), anthropologique (le rapport entre le processus d'hominisation et la virtualisation) et sociopolitique (comprendre la mutation contemporaine pour avoir une chance d'y devenir acteur). Sur ce dernier point, l'alternative majeure ne met donc pas en scène une hésitation cousue de fil blanc entre le réel et le virtuel, mais bien plutôt un choix entre diverses modalités de virtualisation. Mieux encore, nous devons distinguer entre une virtualisation en cours d'invention, d'une part, et ses caricatures aliénantes, réifiantes et disqualifiantes, d'autre part. D'où, à mon sens, l'urgente nécessité d'une cartographie du virtuel à laquelle répond ce "précis de virtualisation".
Dans le premier chapitre, "Qu'est-ce que la virtualisation ?", je définis les principaux concepts de réalité, possibilité, actualité et virtualité qui seront utilisés par la suite, ainsi que les différentes transformations d'un mode d'être à l'autre. Ce chapitre est également l'occasion d'un début d'analyse de la virtualisation proprement dite, et notamment de la "déterritorialisation" et autres phénomènes spatio-temporels étranges qui lui sont généralement associés.
Les trois chapitres suivants concernent la virtualisation du corps, du texte et de l'économie. Les concepts dégagés précédemment sont ici exploités sur des phénomènes contemporains et permettent d'analyser de manière cohérente la dynamique de la mutation économique et culturelle en cours.
Le cinquième chapitre analyse l'hominisation dans les termes de la théorie de la virtualisation : virtualisation du présent immédiat par le langage, des actes physiques par la technique et de la violence par le contrat. Ainsi, malgré sa brutalité et son étrangeté, la crise de civilisation que nous vivons peut être ressaisie dans la continuité de l'aventure humaine.
Le chapitre six, "Les opérations de la virtualisation", utilise les matériaux empiriques accumulés aux chapitres précédents pour mettre en évidence le noyau invariant d'opérations élémentaires à l'oeuvre dans tous les processus de virtualisation : ceux d'une grammaire, d'une dialectique et d'une rhétorique élargies aux phénomènes techniques et sociaux.
Les septième et huitième chapitres examinent "La virtualisation de l'intelligence". Ils présentent le fonctionnement technosocial de la cognition en suivant une dialectique de l'objectivation de l'intériorité et de la subjectivation de l'extériorité dont on verra qu'elle est typique de la virtualisation. Ces chapitres débouchent sur deux résultats principaux. Tout d'abord une vision renouvelée de l'intelligence collective en cours d'émergence dans les réseaux de communication numériques. Ensuite, la construction d'un concept d'objet (médiateur social, support technique, et noeud des opérations intellectuelles) qui vient achever la théorie de la virtualisation.
Le huitième chapitre résume, systématise et relativise les acquis de l'ouvrage, puis esquisse le projet d'une philosophie capable d'accueillir la dualité de l'événement et de la substance dont il aura été question, en filigrane, tout au long de ce travail.
L'épilogue, enfin, en appelle à un art de la virtualisation, à une nouvelle sensibilité esthétique qui, en ces temps de grande déterritorialisation, ferait d'une hospitalité élargie sa vertu cardinale.