Nous lisons, nous écoutons un texte. Que se passe-t-il ? D'abord, le texte est troué, caviardé, parsemé de blancs. Ce sont les mots, les membres de phrases que nous n'entendons pas (au sens perceptif mais aussi intellectuel du terme). Ce sont les fragments de texte que nous ne comprenons pas, ne prenons pas ensemble, que nous ne réunissons pas aux autres, que nous négligeons. Si bien que, paradoxalement, lire, écouter, c'est commencer par négliger, par délire ou délier le texte.
En même temps que nous le déchirons par la lecture ou par l'écoute, nous froissons le texte. Nous le replions sur lui-même. Nous rapportons l'un à l'autre les passages qui se correspondent. Les membres épars, étalés, dispersés sur la surface des pages ou dans la linéarité du discours, nous les cousons ensemble : lire un texte, c'est retrouver les gestes textiles qui lui ont donné son nom.
Les passages du texte entretiennent virtuellement une correspondance, presque une activité épistolaire, que nous actualisons tant bien que mal, en suivant ou non les instructions de l'auteur. Facteurs du texte, nous voyageons d'un bord à l'autre de l'espace du sens en nous aidant du système d'adressage et de pointeurs dont l'auteur, l'éditeur, le typographe l'ont balisé. Mais nous pouvons désobéir aux instructions, prendre des chemins de traverse, produire des plis interdits, nouer des réseaux secrets, clandestins, faire émerger d'autres géographies sémantiques.
Tel est le travail de la lecture : à partir d'une linéarité ou d'une platitude initiale, cet acte de déchirer, de froisser, de tordre, de recoudre le texte pour ouvrir un milieu vivant ou puisse se déployer le sens. L'espace du sens ne préexiste pas à la lecture. C'est en le parcourant, en le cartographiant que nous le fabriquons, que nous l'actualisons.
Mais pendant que nous le replions sur lui-même, produisant ainsi son rapport à soi, sa vie autonome, son aura sémantique, nous rapportons aussi le texte à d'autres textes, à d'autres discours, à des images, à des affects, à toute l'immense réserve fluctuante de désirs et de signes qui nous constitue. Ici, ce n'est plus l'unité du texte qui est en jeu, mais la construction de soi, construction toujours à refaire, inachevée. Ce n'est plus le sens du texte qui nous occupe, mais la direction et l'élaboration de notre pensée, la précision de notre image du monde, l'aboutissement de nos projets, l'éveil de nos plaisirs, le fil de nos rêves. Cette fois-ci, le texte n'est plus froissé, replié en boule sur lui-même, mais découpé, pulvérisé, distribué, évalué selon les critères d'une subjectivité accouchant d'elle-même.
Du texte lui-même, il ne reste bientôt plus rien. Au mieux, grâce à lui, nous aurons apporté quelque retouche à nos modèles du monde. Il nous a peut-être seulement servi à faire entrer en résonance quelques images, quelques mots que nous possédions déjà. Parfois, nous aurons rapporté un de ses fragments, investit d'une intensité spéciale, à telle zone de notre architecture mnémonique, un autre à tel tronçon de nos réseaux intellectuels. Il nous aura servi d'interface avec nous-mêmes. Ce n'est que très rarement que notre lecture, notre écoute, aura pour effet de réorganiser dramatiquement, comme par une sorte d'effet de seuil brutal, la pelote emmêlée de représentations et d'émotions qui nous constitue.
Écouter, regarder, lire revient finalement à se construire. Dans l'ouverture à l'effort de signification qui vient de l'autre, en travaillant, en trouant, en froissant, en découpant le texte, en nous l'incorporant, en le détruisant, nous contribuons à ériger le paysage de sens qui nous habite. Le texte sert ici de vecteur, de support ou de prétexte à l'actualisation de notre propre espace mental.
Nous confions parfois quelques fragments du texte aux peuples de signes qui nomadisent en nous. Ces enseignes, ces reliques, ces fétiches ou ces oracles n'ont rien à voir avec les intentions de l'auteur ni avec l'unité sémantique vivante du texte, mais elles contribuent à créer, recréer et réactualiser le monde de significations que nous sommes.
Cette analyse est probablement applicable à l'interprétation d'autres types de messages complexes que le texte alphabétique : idéogrammes, diagrammes, cartes, schémas, simulations, messages iconiques ou filmiques, par exemple. Il faut entendre "texte" au sens le plus général : discours élaboré ou propos délibéré.
Depuis le début de ce chapitre, vous n'avez pas encore lu le mot "hypertexte". Et pourtant, il n'a été question que de cela. En effet, hiérarchiser et sélectionner des aires de sens, tisser des liens entre ces zones, connecter le texte à d'autres documents, l'arrimer à toute une mémoire qui forme comme le fond sur lequel il se détache et auquel il renvoie : autant de fonctions de l'hypertexte informatique.
Une technologie intellectuelle, presque toujours, extériorise, objective, virtualise une fonction cognitive, une activité mentale. Ce faisant, elle réorganise l'économie ou l'écologie intellectuelle dans son ensemble et modifie en retour la fonction cognitive qu'elle était censée seulement assister ou renforcer. Les rapports entre l'écriture (technologie intellectuelle) et la mémoire (fonction cognitive) sont là pour en témoigner.
L'arrivée de l'écriture a accéléré un processus d'artificialisation, d'extériorisation et de virtualisation de la mémoire qui a sans doute commencé avec l'hominisation. Virtualisation et non simple prolongement ; c'est-à-dire : détachement partiel d'un corps vivant, mise en commun, hétérogénèse. On ne peut réduire l'écriture à l'enregistrement de la parole. En revanche, ayant fini par nous faire concevoir le souvenir comme un enregistrement, elle a transformé le visage de Mnémosyne.
La semi-objectivation de la mémoire dans le texte a sans doute permis le développement d'une tradition critique. En effet, l'écrit creuse une distance entre le savoir et son sujet. C'est peut-être parce que je ne suis plus ce que je sais que je peux le remettre en question.
Virtualisante, l'écriture désynchronise et délocalise. Elle a fait surgir un dispositif de communication dans lequel les messages sont bien souvent séparés dans le temps et dans l'espace de leur source d'émission, et donc reçus hors contexte. Du côté de la lecture, il a donc fallu raffiner les pratiques interprétatives. Du côté de la rédaction, on a dû imaginer des systèmes d'énoncés autosuffisants, indépendants du contexte, qui ont favorisé les messages répondant à un critère d'universalité, scientifique ou religieuse.
Avec l'écriture, et plus encore avec l'alphabet et l'imprimerie, les modes de connaissance théoriques et herméneutiques ont donc pris le pas sur les savoirs narratifs et rituels des sociétés orales. L'exigence d'une vérité universelle, objective et critique n'a pu s'imposer que dans une écologie cognitive largement structurée par l'écrit, ou plus exactement l'écrit sur support statique.
Car le texte contemporain, alimentant correspondances en ligne et conférences électroniques, courant dans les réseaux, fluide, déterritorialisé, plongé dans le milieu océanique du cyberespace, ce texte dynamique reconstitue, mais autrement et à une échelle infiniment supérieure, la coprésence du message et de son contexte vivant qui caractérise la communication orale. De nouveau, les critères changent. Ils se rapprochent de ceux du dialogue ou de la conversation : pertinence en fonction du moment, des lecteurs et des lieux virtuels ; brièveté, grâce à la possibilité de pointer immédiatement sur les références ; efficience, car rendre service au lecteur (et notamment l'aider à naviguer) est le meilleur moyen d'être distingué sous le déluge informationnel.
Le lecteur d'un livre ou d'un article sur papier est confronté à un objet physique sur lequel une certaine version du texte est intégralement manifestée. Il peut certes annoter dans les marges, photocopier, découper, coller, se livrer à des montages, mais le texte initial est là, noir sur blanc, déjà réalisé complètement. Dans la lecture sur écran, cette présence extensive et préalable à la lecture a disparu. Le support numérique (disquette, disque dur magnétique, disque optique) ne contient pas de texte lisible par un humain mais une série de codes informatiques qui seront éventuellement traduits par un ordinateur en signes alphabétiques pour un dispositif d'affichage. L'écran se présente alors comme une petite fenêtre à partir de laquelle le lecteur explore une réserve potentielle.
Potentielle et non virtuelle, car l'engramme numérique et le logiciel de lecture prédéterminent un ensemble de possibles qui, s'il peut être immense, n'en est pas moins numériquement fini et logiquement fermé. Ce n'est d'ailleurs pas tant la quantité qui distingue le possible du virtuel, l'essentiel est ailleurs : à ne considérer que le support mécanique (matériel et logiciel), l'informatique n'offre qu'une combinatoire, fut-elle infinie, et jamais un champ problématique. La mise en mémoire numérique est une potentialisation, l'affichage est une réalisation.
Un hypertexte est une matrice de textes potentiels, dont seuls quelques-uns vont se réaliser sous l'effet de l'interaction avec un utilisateur. Aucune différence ne s'introduit entre tel texte possible de la combinatoire et tel texte réel, qu'on lira sur l'écran. La plupart des logiciels sont des machines à afficher (réaliser) des messages (textes, images, etc.) à partir d'un dispositif computationnel déterminant un univers de possibles. Cet univers peut être immense, ou faire intervenir des procédures aléatoires, il n'en n'est pas moins entièrement précontenu, calculable. Ainsi, en suivant strictement le vocabulaire philosophique, on ne devrait pas parler d'images virtuelles pour qualifier les images numériques, mais d'images possibles affichées.
Le virtuel n'éclot qu'avec l'entrée de la subjectivité humaine dans la boucle, lorsque surgissent du même mouvement l'indétermination du sens et la propension du texte à signifier, tension qu'une actualisation, c'est-à-dire une interprétation, résoudra dans la lecture. Une fois clairement distingués ces deux plans, celui de la paire potentiel-réel et celui du couple virtuel-actuel, il faut immédiatement souligner leur enveloppement réciproque : la numérisation et les nouvelles formes d'affichage du texte sur écran ne nous intéressent que parce qu'elles ouvrent sur d'autres manières de lire et de comprendre.
D'emblée, le lecteur sur écran est plus "actif" que le lecteur sur papier : lire sur écran c'est, avant même d'interpréter, commander à un ordinateur de projeter telle ou telle réalisation partielle du texte sur une petite surface brillante.
Si l'on considère l'ordinateur comme un outil pour produire du texte classique, ce n'est qu'un instrument plus pratique que l'association d'une machine à écrire mécanique, d'une photocopieuse, d'une paire de ciseaux et d'un tube de colle. Un texte imprimé sur papier, quoique produit par ordinateur, n'a pas de statut ontologique ou de propriété esthétique fondamentalement différente d'un texte rédigé avec les instruments du XIXe siècle. On peut en dire autant d'une image ou d'un film fait par ordinateur et visionnés sur des supports classiques. Mais si l'on considère l'ensemble de tous les textes (de toutes les images) que le lecteur peut afficher automatiquement en interagissant avec un ordinateur à partir d'une matrice numérique, on pénètre dans un nouvel univers d'engendrement et de lecture des signes.
Considérer l'ordinateur seulement comme un instrument de plus pour produire des textes, des sons ou des images sur support fixe (papier, pellicule, bande magnétique) revient à nier sa fécondité proprement culturelle, c'est-à-dire l'apparition de nouveaux genres liés à l'interactivité.
L'ordinateur est donc d'abord un opérateur de potentialisation de l'information. Autrement dit : à partir d'un stock de données initiales, d'un modèle ou d'un métatexte, un programme peut calculer un nombre indéfini de manifestations visibles, audibles ou tangibles différentes, en fonction de la situation en cours ou de la demande des utilisateurs. Ce n'est véritablement que sur écran, ou dans d'autres dispositifs interactifs, que le lecteur rencontre la nouvelle plasticité du texte ou de l'image, puisque, encore une fois, le texte sur papier (ou le film sur pellicule) est forcément déjà complètement réalisé. L'écran informatique est une nouvelle "machine à lire", le lieu où une réserve d'information possible vient se réaliser par sélection, ici et maintenant, pour un lecteur particulier. Toute lecture sur ordinateur est une édition, un montage singulier.
Une fois énoncé ces constats quasi techniques, il semble très difficile de parler de la potentialisation et de la virtualisation du texte comme de phénomènes homogènes. Bien au contraire, nous sommes confrontés à une extrême diversité qui tient essentiellement à trois facteurs entremêlés : la nature de la réserve numérique initiale, celle du logiciel de consultation et celle du dispositif de communication.
Un texte linéaire classique, même numérisé, ne se lira pas comme un véritable hypertexte, ni comme une base de données, ni comme un système qui engendre automatiquement des textes en fonction des interactions dont le lecteur le nourrit.
Le lecteur est beaucoup plus en relation avec un logiciel de lecture et de navigation qu'avec un écran. Le programme ne permet-il qu'un déroulement séquentiel (comme les premiers logiciels de traitement de texte qui ont fait un moment régresser la lecture jusqu'à la manipulation fastidieuse de l'antique rouleau, en deçà même des pages du codex)? Quelles fonctions de recherche et d'orientation offre le logiciel ? Permet-il de construire des "liens" automatiques entre différentes parties du texte, de porter des annotations de différents types ? Le lecteur peut-il personnaliser son logiciel de lecture ? Autant de variables majeures qui vont influer très fortement sur les opérations intellectuelles auxquelles va se livrer le lecteur.
Enfin, le support numérique autorise de nouveaux types de lectures (et d'écritures) collectives. Un continuum varié s'étend donc entre la lecture individuelle d'un texte précis et la navigation dans de vastes réseaux numériques au sein desquels une foule de personnes annote, augmente, connecte les textes les uns aux autres au moyen de liens hypertextuels.
Une pensée s'actualise dans un texte et un texte dans une lecture (une interprétation). Remontant cette pente de l'actualisation, le passage à l'hypertexte est une virtualisation. Non pas pour retourner à la pensée de l'auteur, mais pour faire du texte actuel une des figures possibles d'un champ textuel disponible, mobile, reconfigurable à loisir, voire pour le connecter et le faire entrer en composition avec d'autres corpus hypertextuels et divers instruments d'aide à l'interprétation. Ce faisant, l'hypertextualisation multiplie les occasions de production de sens et permet d'enrichir considérablement la lecture.
Nous voici donc revenus au problème de la lecture. On sait que les premiers textes alphabétiques ne séparaient pas les mots. Ce n'est que très progressivement que furent inventés les blancs entre les vocables, la ponctuation, les paragraphes, les claires divisions en chapitres, les tables des matières, les index, l'art de la mise en page, le réseau de renvoi des encyclopédies et dictionnaires, les notes de bas de page… en somme, tout ce qui facilite la lecture et la consultation des documents écrits. Contribuant à plier les textes, à les structurer, à les articuler par delà leur linéarité, ces technologies auxiliaires composent ce que l'on pourrait appeler un appareillage de lecture artificielle.
L'hypertexte, l'hypermédia ou le multimédia interactif poursuivent donc un processus déjà ancien d'artificialisation de la lecture. Si lire consiste à sélectionner, à schématiser, à construire un réseau de renvois internes au texte, à associer à d'autres données, à intégrer les mots et les images à une mémoire personnelle en reconstruction permanente, alors les dispositifs hypertextuels constituent bel et bien une sorte d'objectivation, d'extériorisation, de virtualisation des processus de lecture. Ici, nous ne considérons plus seulement les processus techniques de numérisation et d'affichage du texte, mais l'activité humaine de lecture et d'interprétation qui intègre les nouveaux outils.
On l'a vu, la lecture artificielle existe depuis longtemps. Quelle différence peut-on faire, alors, entre le système qui s'était stabilisé sur les pages des livres et des journaux et celui qui s'invente aujourd'hui sur les supports numériques ?
L'approche la plus simple de l'hypertexte qui, encore une fois, n'exclut ni les sons ni les images, est de le décrire, par opposition à un texte linéaire, comme un texte structuré en réseau. L'hypertexte serait constitué de noeuds (les éléments d'information, paragraphes, pages, images, séquences musicales, etc.) et de liens entre ces noeuds (références, notes, pointeurs, "boutons" fléchant le passage d'un noeud à l'autre).
La lecture d'une encyclopédie classique est déjà de type hypertextuel, puisqu'elle utilise les outils d'orientation que sont les dictionnaires, lexiques, index, thesaurus, atlas, tableaux de chiffres, tables des matières et renvois à la fin des articles. Cependant, le support numérique apporte une différence considérable par rapport aux hypertextes d'avant l'informatique : la recherche dans les index, l'usage des instruments d'orientation, le passage d'un noeud à l'autre s'y fait avec une grande rapidité, de l'ordre de la seconde. Par ailleurs, la numérisation permet d'associer sur le même médium et de mixer finement les sons, les images animées et les textes. Selon cette première approche, l'hypertexte numérique se définirait donc comme une collection d'informations multimodales disposée en réseau à navigation rapide et "intuitive".
Par rapport aux techniques antérieures de lecture en réseau, la numérisation introduit une petite révolution copernicienne : ce n'est plus le navigateur qui suit les instructions de lecture et se déplace physiquement dans l'hypertexte, tournant les pages, déplaçant de lourds volumes, arpentant la bibliothèque, mais c'est désormais un texte mobile, kaléidoscopique, qui présente ses facettes, tourne, se plie et se déplie à volonté devant le lecteur. Il s'invente aujourd'hui un nouvel art de l'édition et de la documentation, qui tente d'exploiter au mieux une nouvelle vitesse de navigation parmi des masses d'informations que l'on condense dans des volumes chaque jour plus étroits.
Suivant une seconde approche, complémentaire, la tendance contemporaine à l'hypertextualisation des documents peut se définir comme une tendance à l'indistinction, au mélange des fonctions de lecture et d'écriture. Nous abordons ici le processus de virtualisation proprement dit, qui a comme souvent pour effet de mettre en boucle l'extériorité et l'intériorité, dans ce cas l'intimité de l'auteur et l'étrangeté du lecteur par rapport au texte. Ce passage continu du dedans au dehors, comme sur un anneau de Moebius, caractérise déjà la lecture classique, car pour comprendre, le lecteur doit "réécrire" le texte mentalement et donc entrer dedans. Il concerne aussi la rédaction puisque la peine d'écrire consiste à se relire pour se corriger, donc à faire effort pour devenir étranger à son texte. Or l'hypertextualisation objective, opérationnalise et porte à la puissance du collectif cette identification croisée du lecteur et de l'auteur.
Considérons d'abord la chose du côté du lecteur. Si l'on définit un hypertexte comme un espace de parcours de lecture possibles, un texte apparaît comme une lecture particulière d'un hypertexte. Le navigateur participe donc à la rédaction ou tout au moins à l'édition du texte qu'il "lit" puisqu'il détermine son organisation finale (la dispositio de l'ancienne rhétorique).
Le navigateur peut se faire auteur de façon plus profonde qu'en parcourant un réseau préétabli : en participant à la structuration de l'hypertexte, en créant de nouveaux liens. Certains systèmes enregistrent les chemins de lecture et renforcent (rendent plus visibles, par exemple) ou affaiblissent les liens en fonction de la manière dont ils sont parcourus par la communauté des navigateurs.
Enfin, les lecteurs peuvent non seulement modifier les liens mais également ajouter ou modifier des noeuds (textes, images, etc.), connecter un hyperdocument à un autre et faire ainsi un seul document de deux hypertextes séparés ou tracer des liens hypertextuels entre une multitude de documents. Soulignons que cette pratique est aujourd'hui en plein développement sur Internet, notamment sur le World Wide Web. Tous les textes publics accessibles par le réseau Internet font désormais virtuellement partie d'un même immense hypertexte en croissance ininterrompue. Les hyperdocuments ouverts accessibles par un réseau informatique sont de puissants instruments d'écriture-lecture collective.
Ainsi l'écriture et la lecture échangent-ils leurs rôles. Celui qui participe à la structuration de l'hypertexte, au tracé en pointillé des possibles plis du sens, est déjà un lecteur. Symétriquement, celui qui actualise un parcours ou manifeste tel ou tel aspect de la réserve documentaire, contribue à la rédaction, achève momentanément une écriture interminable. Les coutures et renvois, les chemins de sens originaux que le lecteur invente peuvent être incorporés à la structure même des corpus. Depuis l'hypertexte, toute lecture est un acte d'écriture.
Longtemps polarisée par "la machine", balkanisée naguère par les logiciels, l'informatique contemporaine - logiciel et matériel - déconstruit l'ordinateur au profit d'un espace de communication navigable et transparent centré sur les flux d'information.
Des ordinateurs de marques différentes peuvent être assemblés à partir de composants presque identiques et des ordinateurs de la même marque contiennent des pièces d'origines très différentes. Par ailleurs, des composants de matériel informatique (capteurs, mémoires, processeurs, etc.) peuvent se trouver ailleurs que dans des ordinateurs proprement dits : sur des cartes à puces, dans des distributeurs automatiques, des robots, des moteurs, des appareils ménagers, à des noeuds de réseaux de communication, des photocopieuses, des télécopieurs, des caméras vidéo, des téléphones, des radios, des télévisions... partout où se traite automatiquement de l'information numérique. Enfin et surtout, un ordinateur branché sur le cyberespace peut faire appel aux capacités de mémoire et de calcul d'autres ordinateurs du réseau (qui, eux-mêmes, en font autant), ainsi qu'à divers appareils distants de capture et d'affichage d'information. Toutes les fonctions de l'informatique (saisie, numérisation, mémoire, traitement, affichage) sont distribuables et, de plus en plus, distribuées. L'ordinateur n'est plus un centre mais un lambeau, un fragment de la trame, un composant incomplet de l'universel réseau calculant. Ses fonctions pulvérisées imprègnent chaque élément du technocosme. A la limite, il n'y a plus qu'un seul ordinateur, un seul support pour texte, mais il est devenu impossible de tracer ses limites, de fixer son contour. C'est un ordinateur dont le centre est partout et la circonférence nulle part, un ordinateur hypertextuel, dispersé, vivant, pullulant, inachevé, virtuel, un ordinateur de Babel : le cyberespace lui-même.
Dans le numérique, la distinction de l'original et de la copie avait depuis longtemps perdu toute pertinence. Le cyberespace brouille maintenant les notions d'unité, d'identité et de localisation.
Les liens peuvent renvoyer à des adresses abritant non pas un texte défini mais des données mises à jour en temps réel : résultats statistiques, situations politiques, images du monde transmises par satellites... Ainsi, comme le fleuve d'Héraclite, l'hypertexte n'est jamais deux fois le même. Alimenté par des capteurs, il ouvre une fenêtre sur le flux cosmique et l'instabilité sociale.
Les dispositifs hypertextuels dans les réseaux numériques ont déterritorialisé le texte. Ils ont fait émerger un texte sans frontières nettes, sans intériorité définissable. Il y a maintenant du texte, comme on dit de l'eau ou du sable. Le texte est mis en mouvement, pris dans un flux, vectorisé, métamorphique. Il est ainsi plus proche du mouvement même de la pensée, ou de l'image que nous nous en faisons aujourd'hui. Perdant son affinité avec les idées immuables censées surplomber le monde sensible, le texte devient analogue à l'univers de processus auquel il s'entremêle.
Le texte subsiste toujours, mais la page s'est dérobée. La page, c'est-à-dire le pagus latin, ce champ, ce territoire enclos par le blanc des marges, labouré de lignes et semé par l'auteur de lettres, de caractères ; la page, lourde encore de la glaise mésopotamienne, adhérant toujours à la terre du néolithique, cette page très ancienne s'efface lentement sous la crue informationnelle, ses signes déliés partent rejoindre le flot numérique.
Tout se passe comme si la numérisation établissait une sorte d'immense plan sémantique, accessible en tout lieu, et que chacun pourrait contribuer à produire, à plier diversement, à reprendre, à modifier, à replier… Est-il besoin de le souligner ? Les formes économiques et juridiques héritées de la période précédente empêchent aujourd'hui ce mouvement de déterritorialisation d'aller jusqu'à son terme.
L'analyse vaut aussi bien pour les images qui, virtuellement, ne constituent plus qu'une seule hypericône, sans limites, kaléidoscopique, en croissance, sujette à toutes les chimères. Et les musiques, montant des banques d'effets sonores, des répertoires de timbres échantillonnés, des programmes de synthèse, de séquençage et d'arrangement automatiques, les musiques du cyberespace composent ensemble une inaudible polyphonie… ou s'effondrent en cacophonie.
L'interprétation, c'est-à-dire la production du sens, ne renvoie plus exclusivement, désormais, à l'intériorité d'une intention, ni à des hiérarchies de significations ésotériques, mais plutôt à l'appropriation toujours singulière d'un navigateur ou d'une surfeuse. Le sens émerge d'effets de pertinence locaux, il surgit à l'intersection d'un plan sémiotique déterritorialisé et d'une visée d'efficacité ou de plaisir. Je ne m'intéresse plus à ce qu'a pensé un auteur introuvable, je demande au texte de me faire penser, ici et maintenant. La virtualité du texte alimente mon intelligence en acte.
Grâce à la numérisation, le texte et la lecture connaissent aujourd'hui un nouvel essor, en même temps qu'une profonde mutation. On peut imaginer que les livres, les journaux, les documents techniques et administratifs imprimés ne seront souvent plus, à l'avenir, que des projections temporaires et partielles d'hypertextes en ligne beaucoup plus riches et toujours vivants. Puisque l'écriture alphabétique aujourd'hui en usage s'est stabilisée sur et pour un support statique, il est légitime de se demander si l'apparition d'un support dynamique ne pourrait pas susciter l'invention de nouveaux systèmes d'écriture qui exploiteraient au mieux les nouvelles potentialités. Les "icônes" informatiques, certains jeux vidéos, les simulations graphiques interactives utilisées par les scientifiques représentent autant de premiers pas en direction d'une future idéographie dynamique.
La multiplication des écrans annonce-t-elle la fin de l'écrit, comme le laissent entendre certains prophètes de malheur ? Cette idée est très probablement erronée. Certes, le texte numérisé, fluide, reconfigurable à volonté, s'organisant sur un mode non-linéaire, circulant au sein de réseaux locaux ou mondiaux dont chaque participant est un auteur et un éditeur potentiel, ce texte-là tranche avec l'imprimé classique.
Mais il ne faut confondre le texte ni avec le mode de diffusion unilatéral qu'est l'imprimerie, ni avec le support statique qu'est le papier, ni avec une structure linéaire et fermée des messages. La culture du texte, avec ce qu'elle implique de différé dans l'expression, de distance critique dans l'interprétation et de renvois serrés au sein d'un univers sémantique d'intertextualité est, au contraire, appelée à un immense développement dans le nouvel espace de communication des réseaux numériques. Loin d'anéantir le texte, la virtualisation semble le faire coïncider à son essence soudain dévoilée. Comme si la virtualisation contemporaine accomplissait le devenir du texte. Comme si nous sortions d'une certaine préhistoire et que l'aventure du texte commençait vraiment. Comme si nous venions, enfin, d'inventer l'écriture.