QU'EST-CE QUE LA VIRTUALISATION ?


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L'actuel et le virtuel

Considérons pour commencer l'opposition facile et trompeuse entre réel et virtuel. Dans l'usage courant, le mot virtuel s'emploie souvent pour signifier la pure et simple absence d'existence, la "réalité" supposant une effectuation matérielle, une présence tangible. Le réel serait de l'ordre du "je le tiens" tandis que le virtuel serait de l'ordre du "tu l'auras", ou de l'illusion, ce qui permet généralement l'usage d'une ironie facile pour évoquer les diverses formes de virtualisation. Comme nous le verrons plus loin, cette approche comporte une part de vérité intéressante, mais elle est évidemment beaucoup trop grossière pour fonder une théorie générale.

Le mot virtuel vient du latin médiéval virtualis, lui-même issu de virtus, force, puissance. Dans la philosophie scolastique, est virtuel ce qui existe en puissance et non en acte. Le virtuel tend à s'actualiser, sans être passé cependant à la concrétisation effective ou formelle. L'arbre est virtuellement présent dans la graine. En toute rigueur philosophique, le virtuel ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel : virtualité et actualité sont seulement deux manières d'être différentes.

Ici, il faut introduire une distinction capitale entre possible et virtuel, que Gilles Deleuze a mise en lumière dans Différence et répétition 1. Le possible est déjà tout constitué, mais il se tient dans les limbes. Le possible se réalisera sans que rien ne change dans sa détermination ou dans sa nature. C'est un réel fantomatique, latent. Le possible est exactement comme le réel : il ne lui manque que l'existence. La réalisation d'un possible n'est pas une création, au sens plein de ce terme, car la création implique aussi la production innovante d'une idée ou d'une forme. La différence entre possible et réel est donc purement logique.

Le virtuel, quant à lui, ne s'oppose pas au réel mais à l'actuel. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel est comme le complexe problématique, le noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n'importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution : l'actualisation. Ce complexe problématique appartient à l'entité considérée et en constitue même une des dimensions majeures. Le problème de la graine, par exemple, est de faire pousser un arbre. La graine "est" ce problème, même si elle n'est pas seulement cela. Cela ne signifie pas qu'elle "connaisse" exactement la forme de l'arbre qui, finalement, épanouira son feuillage au-dessus d'elle. A partir des contraintes qui sont les siennes, elle devra l'inventer, le coproduire avec les circonstances qu'elle rencontrera.

D'un côté, l'entité porte et produit ses virtualités : un événement, par exemple, réorganise une problématique antérieure et il est susceptible de recevoir des interprétations variées. D'un autre côté, le virtuel constitue l'entité : les virtualités inhérentes à un être, sa problématique, le noeud de tensions, de contraintes et de projets qui l'animent, les questions qui le meuvent sont une part essentielle de sa détermination.

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L'actualisation

L'actualisation apparaît alors comme la solution d'un problème, une solution qui n'était pas contenue à l'avance dans l'énoncé. L'actualisation est création, invention d'une forme à partir d'une configuration dynamique de forces et de finalités. Il s'y passe autre chose que la dotation de réalité à un possible ou qu'un choix parmi un ensemble prédéterminé : une production de qualités nouvelles, une transformation des idées, un véritable devenir qui alimente le virtuel en retour.

Par exemple, si le déroulement d'un programme informatique, purement logique, relève du couple possible/réel, l'interaction entre humains et systèmes informatiques relève de la dialectique du virtuel et de l'actuel. En amont, la rédaction d'un logiciel, par exemple, traite un problème de façon originale. Chaque équipe de programmeurs redéfinit et résoud différemment le problème auquel elle est confrontée. En aval, l'actualisation du logiciel en situation d'utilisation, par exemple dans un collectif de travail, disqualifie certaines compétences, fait émerger d'autres fonctionnements, déclenche des conflits, débloque des situations, instaure une nouvelle dynamique de collaboration... Le logiciel porte une virtualité de changement que le groupe - mû lui aussi par une configuration dynamique de tropismes et de contraintes - actualise de manière plus ou moins inventive.

Le réel ressemble au possible ; en revanche, l'actuel ne ressemble en rien au virtuel : il lui répond.

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La virtualisation

On comprend maintenant la différence entre la réalisation (occurrence d'un possible prédéfini) et l'actualisation (invention d'une solution exigée par un complexe problématique). Mais qu'est-ce que la virtualisation ? Non plus le virtuel comme manière d'être, mais la virtualisation comme dynamique. La virtualisation peut se définir comme le mouvement inverse de l'actualisation. Elle consiste en un passage de l'actuel au virtuel, en une "élévation à la puissance" de l'entité considérée. La virtualisation n'est pas une déréalisation (la transformation d'une réalité en un ensemble de possibles), mais une mutation d'identité, un déplacement du centre de gravité ontologique de l'objet considéré : au lieu de se définir principalement par son actualité (une "solution"), l'entité trouve désormais sa consistance essentielle dans un champ problématique. Virtualiser une entité quelconque consiste à découvrir une question générale à laquelle elle se rapporte, à faire muter l'entité en direction de cette interrogation et à redéfinir l'actualité de départ comme réponse à une question particulière.

Prenons le cas, très contemporain, de la "virtualisation" d'une entreprise. L'organisation classique réunit ses employés dans le même bâtiment ou dans un ensemble d'établissements. Chacun des employés occupe un poste de travail précisément situé et son emploi du temps spécifie ses horaires de travail. Une entreprise virtuelle, en revanche, fait un usage massif du télétravail ; elle tend à remplacer la présence physique de ses employés dans les mêmes locaux par la participation à un réseau de communication électronique et l'usage de ressources logicielles favorisant la coopération. La virtualisation de l'entreprise consiste donc notamment à faire des coordonnées spatio-temporelles du travail un problème toujours posé plutôt qu'une solution stable. Le centre de gravité de l'organisation n'est alors plus un ensemble d'établissements, de postes de travail et d'emplois du temps mais un processus de coordination qui redistribue toujours différemment les coordonnées spatio-temporelles du collectif de travail et de chacun de ses membres en fonction de diverses contraintes.

L'actualisation allait d'un problème à une solution. La virtualisation passe d'une solution donnée à un (autre) problème. Elle transforme l'actualité initiale en cas particulier d'une problématique plus générale, sur laquelle est désormais placé l'accent ontologique. Ce faisant, la virtualisation fluidifie les distinctions instituées, augmente les degrés de liberté, creuse un vide moteur. Si la virtualisation n'était que le passage d'une réalité à un ensemble de possibles, elle serait déréalisante. Mais elle implique autant d'irréversibilité dans ses effets, d'indétermination dans son processus et d'invention dans son effort que l'actualisation. La virtualisation est un des principaux vecteurs de la création de réalité.

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Sortir de là : la virtualisation comme exode

Après avoir défini la virtualisation dans ce qu'elle a de plus général, nous allons aborder maintenant une de ses principales modalités : le détachement de l'ici et maintenant. Comme nous le signalions en commençant, le sens commun fait du virtuel, insaisissable, le complémentaire du réel, tangible. Cette approche contient une indication à ne pas négliger : le virtuel, bien souvent, "n'est pas là".

L'entreprise virtuelle ne peut plus être située précisément. Ses éléments sont nomades, dispersés, et la pertinence de leur position géographique a fortement décru.

Le texte est-il ici, sur le papier, occupant une portion assignée de l'espace physique, ou bien dans quelque organisation abstraite qui s'actualise en une pluralité de langues, de versions, d'éditions, de typographies ? Or un texte particulier apparaît désormais lui-même comme l'actualisation d'un hypertexte à support informatique. Ce dernier occupe-t-il "virtuellement" tout point du réseau auquel est connectée la mémoire numérique où s'inscrit son code ? S'étend-t-il jusqu'à chaque installation où l'on pourrait le copier en quelques secondes ? Certes, il est possible d'assigner une adresse à un fichier informatique. Mais à l'heure de l'information en ligne, cette adresse serait de toutes manières transitoire et de peu d'importance. Déterritorialisé, présent tout entier dans chacune de ses versions, de ses copies et de ses projections, dépourvu d'inertie, ubiquitaire habitant du cyberespace, l'hypertexte contribue à produire ici et là des événements d'actualisation textuelle, de navigation et de lecture. Seuls ces événements sont véritablement situés. Quoiqu'il nécessite des supports physiques lourds pour subsister et s'actualiser, l'impondérable hypertexte n'a pas de lieu.

Le livre de Michel Serres, Atlas, illustre le thème du virtuel comme "hors-là". L'imagination, la mémoire, la connaissance, la religion sont des vecteurs de virtualisation qui nous ont fait quitter le "là" bien avant l'informatisation et les réseaux numériques. En développant ce thème, l'auteur d'Atlas poursuit indirectement une polémique contre la philosophie heideggerienne de "l'être-là". "Etre-là" est la traduction littérale de l'allemand dasein qui signifie notamment existence dans l'allemand philosophique classique et existence proprement humaine - être un être humain - chez Heidegger. Mais, précisément, n'être d'aucun "là", hanter un espace inassignable (où a lieu la conversation téléphonique ?), ne se produire qu'entre des choses clairement situées, ou n'être pas seulement "là" (comme tout être pensant), cela n'empêche pas d'exister. Quoiqu'une étymologie ne prouve rien, signalons que le mot exister vient précisément du latin sistere, être placé, et du préfixe ex, hors de. Exister, est-ce être là ou en sortir ? Dasein ou existence ? Tout se passe comme si l'allemand soulignait l'actualisation et le latin la virtualisation.

Une communauté virtuelle peut par exemple s'organiser sur une base affinitaire par l'intermédiaire de systèmes de communication télématiques. Ses membres sont réunis par les mêmes centres d'intérêts, les mêmes problèmes : la géographie, contingente, n'est plus ni un point de départ, ni une contrainte. Quoique "hors-là", cette communauté s'anime de passions et de projets, de conflits et d'amitiés. Elle vit sans lieu de référence stable : partout où se trouvent ses membres mobiles... ou nulle part. La virtualisation réinvente une culture nomade, non par un retour au paléolithique ni aux antiques civilisations de pasteurs, mais en faisant surgir un milieu d'interactions sociales où les relations se reconfigurent avec un minimum d'inertie.

Lorsqu'une personne, une collectivité, un acte, une information se virtualisent, ils se mettent "hors-là", ils se déterritorialisent. Une sorte de débrayage les détache de l'espace physique ou géographique ordinaire et de la temporalité de la montre et du calendrier. Encore une fois, ils ne sont pas totalement indépendants de l'espace-temps de référence, puisqu'ils doivent toujours se greffer sur des supports physiques et s'actualiser ici ou ailleurs, maintenant ou plus tard. Et cependant la virtualisation leur a fait prendre la tangente. Ils ne recoupent l'espace-temps classique que ça et là, en échappant à ses poncifs "réalistes" : ubiquité, simultanéité, distribution éclatée ou massivement parallèle. La virtualisation met le récit classique à rude épreuve : unité de temps sans unité de lieu (grâce aux interactions en temps réel par réseaux électroniques, aux retransmissions en direct, aux systèmes de téléprésence), continuité d'action malgré une durée discontinue (comme dans la communication par répondeurs ou par messagerie électronique). La synchronisation remplace l'unité de lieu, l'interconnexion se substitue à l'unité de temps. Mais, de nouveau, le virtuel n'est pas imaginaire pour autant. Il produit des effets. Quoiqu'on ne sache pas où, la conversation téléphonique a "lieu", nous verrons comment au chapitre suivant. Quoiqu'on ne sache pas quand, nous communiquons effectivement par répondeurs interposés. Les opérateurs les plus déterritorialisés, les plus découplés d'un enracinement spatio-temporel précis, les collectifs les plus virtualisés et virtualisants du monde contemporains sont ceux de la technoscience, de la finance et des médias. Ce sont aussi ceux qui structurent la réalité sociale avec le plus de force, voire avec le plus de violence.

Faire d'une contrainte lourdement actuelle (celle de l'heure et de la géographie, en l'occurrence) une variable contingente relève bien de la remontée inventive d'une "solution" effective vers une problématique et donc de la virtualisation au sens où nous l'avons rigoureusement définie plus haut. Il était donc prévisible de rencontrer la déterritorialisation, la sortie du "là", du "maintenant" et du "cela" comme une des voies royales de la virtualisation.

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Nouveaux espaces, nouvelles vitesses

Mais le même mouvement qui rend contingent l'espace-temps ordinaire ouvre de nouveaux milieux d'interaction et rythme des chronologies inédites. Avant d'analyser cette propriété capitale de la virtualisation, il nous faut au préalable mettre en évidence la pluralité des temps et des espaces. Dès que la subjectivité, la signification et la pertinence entrent en jeu, on ne peut plus considérer une seule étendue ou une chronologie uniforme, mais une multitude de types de spatialité et de durée. Chaque forme de vie invente son monde (du microbe à l'arbre, de l'abeille à l'éléphant, de l'huître à l'oiseau migrateur) et, avec ce monde, un espace et un temps spécifique. L'univers culturel, propre aux humains, étend encore cette variabilité des espaces et des temporalités. Par exemple, chaque nouveau système de communication et de transport modifie le système des proximités pratiques, c'est-à-dire l'espace pertinent pour les communautés humaines. Lorsque l'on construit un réseau de chemin de fer, tout se passe comme si l'on rapprochait physiquement les unes des autres les villes ou les zones connectées par le rail et que l'on éloignait de ce groupe celles qui ne le sont pas. Mais, pour ceux qui ne prennent pas le train, les anciennes distances sont encore valables. On pourrait en dire autant de l'automobile, du transport aérien, du téléphone, etc. Il se crée donc une situation où plusieurs systèmes de proximités, plusieurs espaces pratiques coexistent.

De manière analogue, divers systèmes d'enregistrement et de transmission (tradition orale, écriture, enregistrement audiovisuel, réseaux numériques) construisent des rythmes, des vitesses ou des qualités d'histoire différentes. Chaque nouvel agencement, chaque "machine" technosociale ajoute un espace-temps, une cartographie spéciale, une musique singulière à une sorte d'enchevêtrement élastique et compliqué où les étendues se recouvrent, se déforment et se connectent, où les durées s'opposent, interfèrent et se répondent. La multiplication contemporaine des espaces fait de nous des nomades d'un nouveau style : au lieu de suivre des lignes d'erre et de migration au sein d'une étendue donnée, nous sautons d'un réseau à l'autre, d'un système de proximité au suivant. Les espaces se métamorphosent et bifurquent sous nos pieds, nous forçant à l'hétérogénèse.

La virtualisation par décrochage vis-à-vis d'un milieu particulier n'a pas commencé avec l'humain. Elle est inscrite dans l'histoire même de la vie. En effet, des premiers unicellulaires jusqu'aux oiseaux et aux mammifères, les améliorations de la locomotion ont ouvert, selon Joseph Reichholf, "des espaces toujours plus vastes et des possibilités d'existence toujours plus nombreuses aux êtres vivants" [Reichholf, 1994, p. 222]. L'invention de nouvelles vitesses est le premier degré de la virtualisation.

Reichholf remarque que "le nombre de personnes qui se déplacent à travers les continents au moment des périodes de vacances à notre époque, est supérieur au nombre total d'hommes qui s'étaient mis en route au moment des grandes invasions" [Reichholf, 1994, p. 226]. L'accélération des communications est contemporaine d'une énorme croissance de la mobilité physique. Il s'agit en fait de la même vague de virtualisation. Le tourisme est aujourd'hui la première industrie mondiale en chiffre d'affaires. Le poids économique des activités qui soutiennent et entretiennent la fonction de locomotion physique (véhicules, infrastructures, carburants) est infiniment supérieur à ce qu'il était dans les siècles passés. La multiplication des médias et la croissance des débits de communication se substituera-t-elle à la mobilité physique ? Probablement pas, car jusqu'à maintenant les deux croissances ont toujours été parallèles. Les gens qui téléphonent le plus sont aussi ceux qui rencontrent le plus de monde en chair et en os. Répétons-le, crue de la communication et généralisation du transport rapide participent du même mouvement de virtualisation de la société, de la même tension à sortir du "là".

La révolution du transport a compliqué, rétréci et métamorphosé l'espace, mais cela s'est évidemment payé d'importantes dégradations de l'environnement traditionnel. Par analogie avec les problèmes de la locomotion, nous devons nous interroger sur le prix à payer pour la virtualisation informationnelle. Quel carburant brûle-t-on, sans encore être capable de le compter? Qu'est-ce qui subit l'usure et la dégradation ? Y a-t-il des paysages de données dévastés ? Ici, le support ultime est subjectif. Comme l'écologie avait opposé le recyclage et les technologies adaptées au gaspillage et à la pollution, l'écologie humaine devra opposer l'apprentissage permanent et la valorisation des compétences à la disqualification et à l'accumulation de déchets humains (les dits "exclus").

Retenons de cette méditation sur la sortie du "là" que la virtualisation ne se contente pas d'accélérer des processus déjà connus, ni de mettre entre parenthèse, voire d'annihiler, le temps ou l'espace, comme le prétend Paul Virilio. Elle invente, dans la dépense et le risque, des vitesses qualitativement nouvelles, des espaces-temps mutants.

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L'effet Moebius

Outre la déterritorialisation, un autre caractère est souvent associé à la virtualisation : le passage de l'intérieur à l'extérieur et de l'extérieur à l'intérieur. Cet "effet Moebius" se décline dans plusieurs registres : celui des rapports entre privé et public, propre et commun, subjectif et objectif, carte et territoire, auteur et lecteur, etc. J'en donnerai de nombreux exemples dans la suite de ce livre mais, pour faire image dès maintenant, cette idée peut s'illustrer avec le cas déjà évoqué de la virtualisation de l'entreprise.

Le travailleur classique avait son bureau. En revanche, le participant de l'entreprise virtuelle partage un certain nombre de ressources immobilières, mobilières et logicielles avec d'autres employés. Le membre de l'entreprise habituelle passait de l'espace privé de son domicile à l'espace public du lieu de travail. Par contraste, le télétravailleur transforme son espace privé en espace public et retour. Quoique l'inverse soit plus souvent vrai, il parvient parfois à gérer selon des critères purement personnels une temporalité publique. Les limites ne vont plus de soi. Les lieux et les temps se mélangent. Les frontières nettes font place à une fractalisation des répartitions. Ce sont les notions mêmes de privé et public qui sont remises en question. Poursuivons : j'ai parlé de "membre" de l'entreprise. Cela suppose une attribution claire des appartenances. Or, précisément, c'est ce qui commence à faire problème, puisqu'entre le salarié classique à contrat indéterminé, le salarié à contrat déterminé, le vacataire, le bénéficiaire de mesures sociales, le membre d'une entreprise partenaire, ou cliente ou fournisseuse, le consultant épisodique, l'indépendant fidélisé, tout un continuum s'étend. Et pour chaque point du continuum, la question se repose à chaque instant : pour qui suis-je en train de travailler ? Les systèmes interentreprise de gestion électronique de documents, comme les groupes de projets communs à plusieurs organisations tissent souvent des liens plus forts entre des collectifs mixtes que ceux qui unissent passivement des personnes appartenant officiellement à la même entité juridique. La mutualisation des ressources, des informations et des compétences provoque bien cette sorte d'indécision ou d'indistinction active, ces boucles de réversion entre extériorité et intériorité.

Les choses n'ont de limites franches que dans le réel. La virtualisation, passage à la problématique, déplacement de l'être sur la question, est nécessairement une remise en cause de l'identité classique, pensée à l'aide de définitions, déterminations, exclusions, inclusions et tiers exclus. C'est pourquoi la virtualisation est toujours hétérogénèse, devenir autre, processus d'accueil de l'altérité. Il ne faut évidemment pas confondre l'hétérogénèse avec son contraire proche et menaçant, sa soeur ennemie, l'aliénation, que je caractériserais comme réification, réduction à la chose, au "réel".

Toutes ces notions vont être développées et illustrées dans les chapitres suivants sur trois cas concrets : les virtualisations contemporaines du corps, du texte et de l'économie.

1 Les références complètes des ouvrages cités se trouvent dans la bibliographie commentée placée en fin d'ouvrage.


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