LES OPERATIONS DE LA VIRTUALISATION
OU LE TRIVIUM ANTHROPOLOGIQUE

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Y a-t-il un noyau invariant des opérations de virtualisation, une recette du virtuel ? Nous allons risquer une réponse positive à cette question, mais seulement partielle et fort générale. Elle ne dispense, dans chaque cas particulier, ni d'une découverte audacieuse, ni d'une construction collective longue et coûteuse. La théorie que nous allons présenter, si elle permet de reconnaître un cas de virtualisation après coup, de l'analyser et de le mettre à plat, n'est donc malheureusement pas un guide d'invention infaillible.

Le trivium des signes

Commençons par examiner le cas du langage. Nous allons pour cela suivre le cours du trivium. La voie triple, ou trivium, constituait la base de l'enseignement libéral dans l'Antiquité et au Moyen-Age. Il comprenait la grammaire (savoir lire et écrire correctement), la dialectique (savoir raisonner) et la rhétorique (savoir composer des discours et convaincre). Nous faisons l'hypothèse que chacune des trois "voies" enveloppe des opérations presque toujours à l'oeuvre dans les processus de virtualisation.

Et d'abord, la grammaire. A partir du continuum des sons, une langue isole ou découpe des phonèmes, sortes d'éléments premiers non signifiants. Les unités signifiantes (mots, phrases ou "paroles") se présentent à l'analyse comme des séquences d'éléments dépourvus de sens en eux-mêmes (les phonèmes). Chaque combinaison d'éléments aura un sens différent et les éléments prennent une valeur distincte dans chaque combinaison. La grammaire est l'art de composer de petites unités signifiantes avec des éléments non signifiants et de grandes unités signifiantes (phrases, discours) avec des petites. Remarquons que les opérations "grammaticales" de découpage et d'arrangement d'éléments ne concernent pas seulement la langue mais aussi l'écriture, y compris les écritures non-alphabétiques.

Après la grammaire, la dialectique. D'abord art du dialogue, la dialectique en est venue à désigner la science de l'argumentation et, dans l'université médiévale, la logique et la sémantique. La grammaire concernait l'articulation interne de la langue, le maniement des outils linguistiques et scripturaux. La dialectique, en revanche, établit un rapport de réciprocité entre des interlocuteurs, car il n'y a pas d'effort argumentatif qui ne sous-entende une sorte de parité intellectuelle. Ce faisant, la dialectique connecte un système de signe et un monde objectif placé par les interlocuteurs en position de médiateur. Les propositions sont-elles vraies ou fausses, et pourquoi ? Comment correspondent-elles à un état du monde ? La dialectique porte à la fois la relation à l'autre (l'argumentation) et le rapport avec "l'extérieur" (la sémantique, la référence). Il n'est pas de langue sans ces opérations de mise en correspondance, ou de substitution conventionnelle entre un ordre des signes et un ordre des choses.

Enfin, la rhétorique désigne l'art d'agir sur les autres et le monde à l'aide des signes. Au stade rhétorique ou pragmatique, il ne s'agit plus seulement de représenter l'état des choses mais également de le transformer, et même de créer de toutes pièces une réalité issue du langage, c'est-à-dire, pour parler rigoureusement, un monde virtuel : celui de l'art, de la fiction, de la culture, l'univers mental humain. Ce monde sécrété par le langage servira éventuellement de référence à des opérations dialectiques ou sera réemployé par d'autres projets de création. Le langage ne prend son envol qu'au stade rhétorique. Alors, il s'alimente de sa propre activité, impose ses finalités et réinvente le monde.

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Le trivium des choses

Mon hypothèse est que les opérations grammaticales, dialectiques et rhétoriques, clés de la puissance virtualisante du langage, caractérisent également la technique et la complexité relationnelle. Loin de moi l'idée de "tout réduire au langage" ! Au contraire, il s'agit de mettre en évidence, derrière l'efficacité des langues, une structure abstraite, neutre, qui caractérise aussi bien d'autres types d'activités humaines capables de nous faire échapper à l'ici et maintenant.

Pour la technique, la grammaire renvoie au découpage de gestes élémentaires qui pourront être employés dans diverses séquences, ou actions en situation. Que l'on pense à la façon dont nous apprenons la gymnastique, la danse, le tennis, l'escrime, les arts martiaux et nombre d'habiletés professionnelles. On pourrait prétendre, à la suite des travaux de Michel Foucault, que ce découpage en gestes élémentaires est un phénomène récent, apparu en Europe à l'âge classique, et qui relève d'une approche disciplinaire du corps. Certes. Mais, d'une part, il n'est pas sans importance que nous puissions découper ainsi nos actes physiques et que cela nous confère généralement un surcroît d'efficacité, au moins dans l'apprentissage de masse. D'autre part, le fait qu'un tel découpage devienne explicite (pour soi) dans telle culture ne signifie pas qu'il ne soit pas à l'oeuvre implicitement (en soi) dans les autres. Le cas des langues nous le montre d'une manière éclatante. Il n'y a pas de grammaire comme discipline constituée avant l'écriture et la quasi-totalité des êtres humains apprend à parler sans en avoir la moindre notion. Cela n'empêche pas les paroles d'être vraiment des combinaisons de phonèmes ni chaque langue d'être (entre autres) une sorte de système combinatoire se conformant à des règles spéciales de constitution de séquences sonores.

La grammaire technique ne concerne pas seulement les gestes, elle renvoie également à des modules matériels élémentaires qui peuvent être combinés pour composer des gammes d'artefacts ou d'outils. A titre d'exemple, le même manche peut servir à l'assemblage d'une pelle ou d'une pioche et des briques identiques peuvent entrer dans la construction de maisons fort diverses.

Autant on peut être disposé à admettre une sorte de grammaire technique, autant une dialectique des choses semble problématique. En effet, le langage réfère au monde réel, permet de produire des propositions vraies ou fausses, suscite des émotions ou des idées. En somme, il signifie. En revanche, la technique semble appartenir à un autre ordre que celui de la signification : celui de l'action efficace, de l'opérationnalité. Le langage provoque des états mentaux, l'outil déplace de la matière. Comment pourrait-il y avoir une dialectique des instruments ? Et pourtant, la technique fait sens, elle aussi.

Au coeur de la signification se trouve l'opération de substitution. Si le mot "arbre" signifie, c'est notamment parce que, dans certaines circonstances et pour des usages déterminés, il tient lieu d'arbre réel. Or, et presque de la même façon, un dispositif technique vaut pour un autre dispositif, non technique ou d'une technicité moins complexe. Par exemple, le système moderne d'eau courante à tous les étages remplace le seau allant à la fontaine. La fontaine aménagée sur la place, à son tour, tient lieu de marche vers la source ou la rivière. Les robinets de la cuisine et de la salle de bain "dénotent" la "signification" suivante : vous n'avez plus à remonter l'eau du puits ou à louer les services d'un porteur. Autre exemple : la bicyclette n'est un objet technique que parce qu'elle se substitue à la marche sans équipement mécanique ou au cheval trop onéreux. En règle générale, le sens d'un artefact ou d'un outil est le dispositif qu'on aurait été obligé de mettre en oeuvre pour obtenir le même résultat s'il n'avait pas été inventé. Non seulement l'objet technique remplit, comme le signe, une fonction de substitution mais, en outre, il opère le même type d'abstraction. Le mot "arbre" ne renvoie pas seulement à ce figuier dans mon jardin, à ce bouleau dans la forêt, mais à n'importe quel arbre particulier et plus encore au concept général d'arbre. De même, un vélo ne remplace pas spécialement ces jambes-ci en train de marcher ou ce cheval-là dans l'écurie. Il vaut pour une fonction générale de transport, une fonction abstraite, détachée a priori de tel ou tel "référent" particulier, renvoyant donc à une quantité indéterminée de situations ou de dispositifs concrets de déplacement.

Finalement, la technique possède - elle aussi - sa rhétorique, au sens où son mouvement ne se limite pas à accumuler des artefacts ou des outils "pratiques" et "utiles", qui font gagner du temps et de l'énergie. L'invention technique ouvre des possibilités radicalement nouvelles dont le développement finit par faire croître un monde autonome, création buissonnante dont aucun critère statique d'utilité ne peut plus rendre compte. En effet, si nous en restions à la dialectique technique, nous pourrions encore confiner les outils dans le règne des moyens. Les fins de boire ou d'aller au village voisin restant inchangées, les techniques de l'adduction d'eau ou du vélocipède servent à les atteindre plus vite et à moindres frais. Mais la production des artefacts atteint le stade rhétorique lorsqu'elle participe à la création de fins nouvelles. Par exemple, les calculateurs électroniques mis au point dans les années 1940 permirent d'effectuer des opérations arithmétiques mille fois plus rapidement que les calculateurs électromécaniques et analogiques antérieurs. Mais on ne se contenta pas de faire faire plus vite aux nouvelles machines les mêmes opérations qu'aux anciennes. On exploita cette vitesse accrue pour modifier radicalement la conception des machines à calculer. Au lieu de construire des instruments spécialisés dans la computation de tel ou tel genre d'opération, on mit au point des calculatrices universelles, programmables, capables d'exécuter n'importe quel type de traitement d'information. Cela n'était possible que grâce à la vitesse acquise par l'électronique, qui dispensait d'optimiser la disposition matérielle des circuits en fonction des opérations requises. C'est ainsi que naquit l'informatique et que l'univers logiciel se mit à proliférer.

Une vision plate de l'informatique, bloquée à la dialectique, la réduit à un ensemble d'outils pour calculer, écrire, concevoir et communiquer plus vite et mieux. La pleine approche rhétorique y découvre un espace de production et de circulation des signes qualitativement différent des précédents, dans lequel les règles de l'efficacité et les critères d'évaluation de l'utilité ont muté. Notre espèce est engagée sans retour dans ce nouvel espace informationnel. La question n'est donc pas d'évaluer son "utilité" mais de déterminer dans quelle direction poursuivre un processus de création culturelle irréversible. On pourrait en dire autant de l'ensemble des moyens de transport, qui ont bien plutôt métamorphosé la géographie et brouillé les très anciennes distinctions entre la ville et la campagne qu'ils n'ont accéléré les voitures à cheval et les bateaux à voile. L'automobile est certes un moyen de transport, c'est plus encore le principal opérateur urbanistique contemporain.

Au fur et à mesure que se développe le technocosme, ses éléments se fondent dans le décor, se naturalisent, entrent dans la dialectique des fins reçues et des moyens qui s'améliorent. Mais sur sa frontière avancée, à l'interface mobile de la création et de l'inconnu, l'activité technique ouvre des mondes virtuels où s'élaborent des fins nouvelles.

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Le trivium des êtres

Enfin, la complexité relationnelle relève également d'un trivium anthropologique généralisé. A l'étape grammaticale, il a fallu identifier et découper des éléments capables d'entrer en composition dans les arrangements contractuels, légaux, sociaux, politiques, moraux ou religieux. Ces éléments recombinables, notons-le, sont tout aussi conventionnels et a-signifiants que les phonèmes : sentiments, passions, atomes de relations, de gestes, parties de l'âme, sujets, personnes, autant de briques de base pour les comportements, les relations et les identités sociales.

Il faut qu'il y ait des éléments invariables comme le salut, la colère, l'offense, la promesse ou l'hommage, reconnaissables dans une variété infinie de circonstances pour que la vie collective puisse se stabiliser et se complexifier. D'un point de vue strictement physique, tous les sons sont différents. Ce n'est que dans le processus virtualisant de la langue que deux sons distincts exemplifient le même phonème. Il en est de même pour des classes de sentiments ou d'actes sociaux, tous différents sur un strict plan psychologique, mais qui instancient pourtant le même atome relationnel dans le jeu de construction de la complexité sociale. A partir des éléments de base vont être élaboré une quantité infinie de séquences d'interactions, une sorte de texte ou d'hypertexte relationnel.

Nous avons déjà abordé plus haut la dimension dialectique de l'éthique, prise ici au sens général de complexité relationnelle et comportementale. Un contrat se substitue à un rapport de force ou à une discussion permanente ; un rituel économise la négociation d'un désir ou d'une identité. Comme dans le cas du langage et de la technique, une chaîne d'actes peut renvoyer à d'autres constructions éthiques, et cela récursivement jusqu'à former un empilement de significations simultanées, comme une dimension harmonique du lien social. Une opération symbolique remplace un sacrifice animal ; un sacrifice animal vaut pour un sacrifice humain ; un sacrifice humain économise une guerre civile.

Au stade rhétorique, on doit finalement constater la croissance d'un univers relationnel autonome sur les plans légal, institutionnel, politique, commercial, moral et religieux. De nouveau, la question de l'utilité, de la fonction ou de la référence fait place au pouvoir de faire sens ou plutôt de faire muter le sens, de créer des univers de signification radicalement nouveaux : inventions du monothéisme, du droit romain, de la démocratie, de l'économie capitaliste...

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La grammaire, fondement de la virtualisation

Pourquoi les trois étages du trivium forment-ils un chemin de virtualisation ? Reprenons les trois étapes une par une.

Les opérations de grammatisation découpent un continuum fortement lié a des présences ici et maintenant, à des corps, à des relations ou situations particulières, pour obtenir en fin de compte des éléments conventionnels ou standards. Ces atomes abstraits sont détachables, transférables, indépendants de contextes vivants. Ils forment déjà le degré minimal du virtuel dans la mesure où chacun peut s'actualiser en une variété indéfinie d'occurrences, toutes qualitativement différentes, mais cependant reconnaissables comme exemplaires du même élément virtuel. On n'a donc pas affaire à des atomes réels ou substantiels. Ce point doit être souligné, car il fait toute la différence entre l'analyse à la mode cartésienne, qui découpe des parties réelles, et la grammatisation qui crée des particules virtuelles. Leur propriété de non signifiance autorise le réemploi d'un ensemble limité de briques de base, libres et détachables, pour construire une quantité infinie de séquences, de chaînes ou de composés signifiants. La signification d'un composé ne peut se déduire a priori de la liste de ses éléments : il s'agit d'une actualisation créatrice en contexte.

Le destin de l'écriture illustre particulièrement bien la grammatisation ; ce que confirme l'étymologie : gramma, c'est, en grec ancien, la lettre. La parole est d'abord indissociable d'un souffle, d'une présence vivante ici et maintenant. L'écriture (la grammatisation de la parole) sépare le message d'un corps vivant et d'une situation particulière. L'imprimerie poursuit ce processus en standardisant la graphie, en détachant le texte lu de la trace directe d'une performance musculaire. Le trait virtualisant de l'imprimerie est le caractère mobile. On retrouvera dans presque tous les processus de virtualisation l'équivalent d'un "caractère mobile", libéré, désenglué des situations concrètes, reproductible et circulant.

L'informatisation accélère le mouvement engagé par l'écriture en réduisant tout message à des combinaisons de deux symboles élémentaires, zéro et un. Ces caractères sont les moins signifiants possibles, identiques sur tous les supports de mémoire. Quelle que soit la nature du message, ils composent des séquences traductibles sur et par n'importe quel ordinateur. L'informatique est la plus virtualisante des techniques parce qu'elle est aussi la plus grammaticalisante. On le sait, la langue se caractérise par une double articulation, celle qui joint les phonèmes et les unités signifiantes (les mots), et celle qui joint les mots entre eux pour produire des phrases. Concernant l'informatique, on pourrait parler d'une articulation à n termes : codes électroniques de base, langages-machines, langages de programmation, langages de haut niveau, interfaces et opérateurs de traductions multiples pour finalement parvenir à l'écriture classique, au langage, à toutes les formes visuelles et sonores, à de nouveaux systèmes de signes interactifs.

La relation entre les phénomènes contemporains de déterritorialisation et de mondialisation, d'une part, et la standardisation (la virtualisation) d'éléments de base recombinables, d'autre part, est évidente. La standardisation permet la compatibilité entre des systèmes d'information, des systèmes économiques, des systèmes de transport distincts. Elle autorise de ce fait la constitution d'espaces économiques, informationnels ou physiques ouverts, à circulation libre, dont les figures saillantes (voitures, avions, ordinateurs) recouvrent en fait une nappe coordonnée, fluctuante et continue de composants articulables. De même que les ordinateurs ont fini par se fondre dans la croissance du cyberespace, les avions ne sont plus que les modules apparents d'un système international intégré de transport aérien dont le coeur est la coordination entre les aéroports.

Après les signes et la technique, prenons maintenant quelques exemples dans le domaine des formes sociales. Comment la grammatisation fait-elle apparaître de nouveaux types de contrats et de comportements ? L'ouvrage de Steven Shapin et Simon Schaffer Léviathan et la pompe à air, retrace la naissance de la communauté scientifique moderne au XVIIe siècle à travers la polémique entre Hobbes et Boyle. Boyle veut définir les règles devant régir le collectif des "expérimentalistes", et notamment la stricte séparation entre, d'une part, des faits qui doivent réunir le consensus, reproductibles en laboratoire et constatables par des témoins dignes de foi et, d'autre part, des hypothèses, théories ou explications causales, sur lesquels l'accord de la communauté scientifique n'est pas nécessaire. Hobbes, en revanche, refuse d'admettre cette séparation des faits et des explications causales. Si le coeur de l'activité "philosophique" n'est pas l'explication par les causes, il n'en voit pas l'utilité. De plus, il souligne qu'il est en réalité impossible de séparer le constat des faits et la formulation des hypothèses ou interprétations qui orientent et forment le regard. Hobbes a donc beau jeu de démonter les "faits" obtenus par Boyle en montrant leur caractère conventionnel et construit. En un sens, Hobbes a raison : la séparation des faits "sans signification" et des explications est artificielle. Mais le problème essentiel de Boyle et des expérimentalistes est-il d'avoir raison, c'est-à-dire en fin de compte de s'en tenir au réel ? Leur problème n'est-il pas plutôt de monter un dispositif capable d'isoler du savoir une part virtuelle, mobile, reproductible, indépendante des personnes, même si ce n'est qu'au sein du réseau restreint des laboratoires pourvus des moyens de refaire les expériences ? Ici, le caractère mobile, détachable, a-signifiant et circulant, c'est le fait. L'effort pour instituer la science en machine virtualisante fut probablement plus fécond que la volonté de s'en tenir au réel ou de dire le vrai.

Un exemple privilégié illustrera, pour finir, la puissance virtualisante de la grammatisation. J'évoquerai maintenant, non plus la virtualisation de la connaissance par la communauté scientifique, mais celle de la reconnaissance des savoirs et savoir-faire par la société dans son ensemble. En un sens profond, les compétences des individus sont uniques, liées à leur trajet de vie singulier, inséparables d'un corps sensible et d'un monde de significations personnelles. Cela est vrai et le restera toujours. Néanmoins, pour les besoins de la vie économique et sociale, mais également pour la satisfaction symbolique des individus, ces compétences doivent être identifiées et reconnues de manière conventionnelle. Le besoin de reconnaissance et d'identification est d'autant plus pressant que, comme nous l'avons souligné dans un précédent chapitre, compétences et connaissances sont aujourd'hui la source de la plupart des formes de richesse. Or le mode classique de reconnaissance des savoirs - le diplôme - est à la fois :

- défaillant : tout le monde n'a pas de diplôme quoique chacun sache quelque chose ;

- terriblement grossier : les gens qui ont le même diplôme n'ont pas les mêmes compétences, notamment à cause de leurs expériences diverses ;

- et finalement non-standard : les diplômes sont attachés à des universités ou, au mieux, à des États et il n'y a pas de système général d'équivalence entre diplômes de pays différents.

Le code officiel de reconnaissance des savoirs n'offre pas de double articulation, ni d'ailleurs aucune autre forme d'articulation. Les diplômes ne sont pas composés d'éléments plus simples et réemployables dans n'importe quelle autre séquence d'éléments. Ce sont des agrégats molaires indécomposables. Plusieurs diplômes ne forment pas une unité signifiante de niveau supérieur, mais seulement une juxtaposition brute.

Face à cette situation, le système des arbres de connaissances a été imaginé et mis en oeuvre pour virtualiser le rapport aux savoirs et savoir-faire [Authier, Lévy, 1992]. Ce faisant, il permet aux groupes et aux individus de s'identifier et de s'orienter finement dans un univers de connaissances en flux.

Les arbres de connaissances proposent une véritable grammatisation de la reconnaissance des savoirs. Les particules élémentaires de reconnaissance, ou brevets, n'ont pas de signification complète en eux-mêmes, mais seulement dans des blasons, qui sont des séquences de brevets (curricula) obtenus par un individu et projetés sur l'arbre de connaissances d'une communauté. Un jeu de brevets peut servir à composer une quantité indéfinie de chemins d'apprentissage différents. Le même curriculum individuel prend une signification et une valeur différente dans l'arbre de telle ou telle communauté.

On obtient bien un système à double articulation. Premièrement, entre les brevets et les curricula individuels (comme entre les phonèmes et les mots). Deuxièmement, entre les curricula et les arbres : un arbre émerge des parcours d'apprentissages des membres d'une communauté et les structure en retour sous forme de blasons (comme entre les mots et les phrases : la phrase est faite de mots à la valeur sémantique indéterminée et actualise en retour le sens des mots qui la composent). A priori, n'importe quel brevet - avec plus ou moins de bonheur - peut s'intégrer dans n'importe quel curriculum et n'importe quel curriculum - avec des fortunes diverses - peut se glisser dans n'importe quel arbre. Le brevet est le caractère mobile de l'identification des savoirs. Ce fonctionnement grammatical en double articulation est la condition de possibilité d'une standardisation, d'une déterritorialisation, d'une virtualisation du savoir reconnu. Sorte de phonème du signalement des savoir-faire, le brevet figure une particule virtuelle de compétence. Il est donc de toute nécessité qu'il soit stéréotypé, indépendant des personnes, des lieux ou des cursus. En revanche, un blason dans un arbre exprime les savoirs d'un individu dans un contexte donné ; il offre une image - toujours singulière - de l'actualisation des compétences d'une personne en situation.

Cette approche est rationnelle et pratique. Elle permet de résoudre nombre de problèmes aussi pressants que concrets. Et cependant, elle "sent le souffre" pour la raison même qui en fait une invention : la reconnaissance des compétences est entièrement déconnectée de toute hypothèse particulière sur l'ordre des savoirs. Ce sont les chemins d'apprentissage des collectifs, partout différents, qui font émerger des classements de connaissances variés, visualisé par des arbres. Quelque chose a été rendu libre.

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La dialectique et la rhétorique, achèvement de la virtualisation

Un homme préhistorique voit une branche. Il la reconnaît pour ce qu'elle est. Mais l'histoire ne s'arrête pas là, car l'homme, dialectisant, voit double. Il louche sur la branche et l'imagine en bâton. La branche signifie le bâton. La branche est un bâton virtuel. Substitution. Toute la technique est fondée sur cette capacité de torsion, de dédoublement ou d'hétérogénèse du réel. Une entité réelle, engluée dans son identité et sa fonction, recèle soudain une autre fonction, une autre identité, entre dans de nouveaux assemblages, est emportée dans un processus d'hétérogénèse. C'est la même capacité d'interpréter ou d'inventer du sens qui est à l'oeuvre dans le langage et dans la technique, dans le bricolage et la lecture.

Comme il est une dialectique des signes et une dialectique des choses, la dialectique des gens, à son tour, nous oblige mutuellement à intégrer le point de vue de l'autre, à nous signifier réciproquement dans les négociations, les contrats, les conventions, les traités, les accords, dans les règles de la vie publique en général. En nous mettant (virtuellement) à la place de l'autre, nous nous livrons au jeu dialectique de la substitution.

Il faudrait parler de la dialectisation comme d'une opération active. Dialectiser, nous l'avons vu, c'est organiser une correspondance : échange réciproque d'arguments entre sujets, mais aussi relation entre entités qui se mettent soudain à se signifier mutuellement. A l'opposé d'un grand partage entre les signes et les choses, la dialectique virtualisante établit des rapports de signification, d'association ou de renvoi entre une entité quelconque et n'importe quelle autre. Toute chose peut se mettre à signifier ; symétriquement, chaque signe dépend d'une inscription physique, d'une matière d'expression. Entraînés dans le processus dialectique, les êtres se dédoublent : pour une part, ils restent eux-mêmes, pour une autre part, ils sont vecteurs d'un autre. Ce faisant, ils ne sont déjà plus eux-mêmes, quoique leur identité soit précisément le fondement de leur capacité à signifier. Le soi et l'autre se mettent en boucle, l'intérieur et l'extérieur passent continuellement à leur opposé, comme dans un anneau de Moebius.

L'opération dialectique fonde le virtuel parce qu'elle ouvre, toujours différemment, un second monde. Le monde public ou religieux surgit du sein même de l'interaction des sujets privés que le social produit en retour. Le technocosme croît comme une complexification fractale de la nature. Le monde des idées, enfin, image des images, lieu des archétypes, modèle l'expérience sur une face et reflète la réalité sur l'autre.

Le deuxième monde dont nous parlons ne préexiste pas à l'opération dialectique, il n'est justement pas "réel" et statique. Il naît et renaît sans cesse, toujours à l'état naissant - et toujours comme un autre, encore un autre monde - d'un procès infini de dédoublement, de renvoi et de correspondance.

Les opérations grammaticales multiplient les degrés de liberté. Sur le terrain assoupli par la grammaire, la dialectique impulse les chaînes de détournements et les processus rhizomatiques du sens, ouvrant ainsi la carrière aux mondes virtuels que la rhétorique habite et fait croître en toute autonomie.

Grammaire, dialectique et rhétorique ne se succèdent que dans un ordre logique d'exposition. Dans les processus concrets de virtualisation, ils sont simultanés, ou même tirés par la rhétorique. La grammaire découpe des éléments et organise des séquences. La dialectique fait jouer des substitutions et des correspondances. La rhétorique détache ses objets de toute combinatoire, de toute référence, pour déployer le virtuel comme un monde autonome. La rhétorique générale que nous invoquons ici rassemble les opérations de création du monde humain, aussi bien dans l'ordre langagier que technique ou relationnel : invention, composition, style, mémoire, action. Jaillissement ontologique brut, la création se situe au delà de l'utilité, de la signification ou de la vérité. Mais le mouvement même qui porte cette positivité creuse les attracteurs et chemins qui lui cèdent le passage. L'acte rhétorique, qui touche à l'essence du virtuel, pose des questions, dispose des tensions et propose des finalités ; il les met en scène, il les met en jeu dans le processus vital. L'invention suprême est celle d'un problème, l'ouverture d'un vide au milieu du réel.

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