LA VIRTUALISATION DE L'ÉCONOMIE


Retour table des matières

La virtualisation de l'économie

Une économie de la déterritorialisation

L'économie contemporaine est une économie de la déterritorialisation ou de la virtualisation. Le principal secteur d'activité mondial en chiffre d'affaires, rappelons-le, est celui du tourisme : voyages, hôtels, restaurants. L'humanité n'a jamais consacré autant de ressources à ne pas être là, à manger, dormir, vivre hors de chez soi, à s'éloigner de son domicile. Si l'on ajoute au chiffre d'affaire du tourisme proprement dit ceux des industries qui fabriquent des véhicules (voitures, camions, trains, métros, bateaux, avions, etc.), des carburants pour les véhicules, et des infrastructures (routes, aéroports...), on arrive à près de la moitié de l'activité économique mondiale au service du transport. Le commerce et la distribution, à leur tour, font voyager des signes et des choses. Les moyens de communication électroniques et numériques ne se sont pas substitués au transport physique, bien au contraire, communication et transport, comme nous l'avons déjà souligné, font partie de la même vague de virtualisation générale. Car au secteur de la déterritorialisation physique, il faut évidemment ajouter les télécommunications, l'informatique, les médias, qui sont autant de secteurs montants de l'économie du virtuel. L'enseignement et la formation, tout comme les industries du divertissement, travaillant à l'hétérogénèse des esprits, ne produisent évidemment que du virtuel. Quant au puissant secteur de la santé - médecine et pharmacie -, comme nous l'avons vu dans un précédent chapitre, il virtualise les corps.

Retour table des matières


Le cas de la finance

La finance, coeur battant de l'économie mondiale, est sans doute une des activités les plus caractéristiques de la montée de la virtualisation.

La monnaie, qui est la base de la finance, a désynchronisé et délocalisé à grande échelle le travail, la transaction commerciale et la consommation, qui étaient longtemps intervenues dans les mêmes unités de temps et de lieu. En tant qu'objet virtuel, la monnaie est évidemment plus facile à échanger, à partager et à mettre en commun que des entités plus concrètes, comme de la terre ou des services. On retrouve dans l'invention et le développement de la monnaie (et des instruments financiers plus complexes) les traits distinctifs de la virtualisation, qui sont non seulement l'arrachement à l'ici et maintenant ou la déterritorialisation, mais également le passage au public, à l'anonyme, la possibilité de partage et d'échange, la substitution partielle d'un mécanisme impersonnel au jeu incessant des négociations et des rapports de force individuels. La lettre de change fait circuler une reconnaissance de dette d'une monnaie à l'autre et d'une personne à l'autre, le contrat d'assurance mutualise les risques, la société par actions élabore la propriété et l'investissement collectif. Autant d'inventions qui prolongent celles de la monnaie et qui accentuent la virtualisation de l'économie.

Aujourd'hui, la finance (banque, assurance), constitue entre 5 et 7 % du PIB des pays industrialisés [Goldfinger, 1994]. Les flux financiers mondiaux sont supérieurs à ceux du commerce international et, à l'intérieur même du secteur financier, la croissance des produits dérivés (sortes d'assurances sur les produits classiques et virtuels par excellence) est plus forte que la moyenne. Plus généralement, le primat grandissant de l'économie monétaire et des impératifs financiers est une des manifestations les plus éclatantes de la virtualisation en cours. En chiffres absolus, le plus grand marché du monde est le marché de la monnaie elle-même, le marché des changes, qui est plus important que celui des obligations et des actions.

Comment fonctionnent les marchés financiers ? Les raisonnements des opérateurs financiers portent essentiellement sur le raisonnement des autres opérateurs financiers, comme dans une foule dont chaque membre pratiquerait la psychologie des foules. Les "arguments" de ces raisonnements sont essentiellement les indicateurs économiques chiffrés publiés par les gouvernements et les organismes de statistiques ainsi que les prix, cours et taux des différentes devises, actions et instruments financiers. Or ces prix, cours et taux sont eux-mêmes des "conclusions" auxquels parvient le marché à la suite d'un raisonnement collectif, parallèle et distribué. Le marché financier prend certes en compte des données "extérieures" à son propre fonctionnement (guerres, élections, etc.), mais travaille essentiellement sur un mode récursif à partir des résultats de ses propres opérations. Mieux, comme nous l'avons vu, chacun de ses "processeurs" élémentaires simule grossièrement le fonctionnement de l'ensemble.

On pourrait risquer un parallèle avec une bonne partie de l'art contemporain, qui fait beaucoup plus référence à lui-même et à sa propre histoire qu'à toute autre chose : citations, dérisions, différenciations, travaux sur la limite ou l'identité de l'art, etc. Comme dans la finance, les principales opérations de l'art contemporain portent sur le jugement des autres, l'oeuvre intervenant comme vecteur, pointeur ou commutateur dans la dynamique récursive du jugement collectif.

Pour revenir à la virtualisation de l'économie, les banques de données en ligne, systèmes experts et autres instruments informatiques rendent de plus en plus transparents à eux-mêmes les "raisonnements du marché". La finance internationale se développe en étroite symbiose avec les réseaux et les technologies intellectuelles à support numérique. Elle tend vers une sorte d'intelligence collective distribuée pour laquelle l'argent et l'information s'équivalent progressivement.

Certes, cette intelligence collective est fruste puisqu'elle ne connaît qu'un seul critère d'évaluation ou, si l'on préfère, une seule "valeur". Par ailleurs, sa dynamique globale, même si elle est chaotique, souvent imprévisible et sujette aux emballements, serait plutôt convergente, au sens où (contrairement à l'évolution biologique, par exemple) elle ne maintient pas simultanément ouverts plusieurs chemins de différenciation. On peut rêver d'une finance encore plus intelligente, capable d'explorer plusieurs hypothèses d'évaluation à la fois, qui ferait preuve d'imagination et projetterait plusieurs avenirs au lieu de réagir principalement sur un mode réflexe.

Retour table des matières


Information et connaissance : consommation non destructive et appropriation non exclusive

Au-delà des secteurs de la virtualisation proprement dite, comme le tourisme, les communications et la finance, l'ensemble des activités dépend aujourd'hui, en amont, des biens économiques très particuliers que sont les informations et les connaissances.

L'information et la connaissance, en effet, sont désormais la source principale de la production de richesse. On pourrait rétorquer que cela a toujours été le cas : le chasseur, le paysan, le marchand, l'artisan, le soldat devaient nécessairement acquérir certaines compétences et s'informer sur leur environnement pour accomplir leurs tâches. Mais le rapport à la connaissance que nous expérimentons depuis la Seconde Guerre mondiale, et plus encore depuis les années soixante-dix, est radicalement nouveau. Jusqu'à la seconde moitié du XXe siècle, une personne mettait encore en oeuvre à la fin de sa carrière les compétences acquises dans sa jeunesse. Bien plus, elle transmettait généralement son savoir, quasiment inchangé, à ses enfants ou à des apprentis. Aujourd'hui, ce schéma est largement obsolète. Non seulement les gens sont appelés à changer plusieurs fois de métier dans leur vie mais, à l'intérieur du même "métier", les connaissances ont un cycle de renouvellement sans cesse plus court (trois ans, voire moins, en informatique, par exemple). Il est devenu difficile de désigner les compétences "de base" dans un domaine. De nouvelles techniques ou de nouvelles configurations socio-économiques peuvent à tout moment remettre en question l'ordre et l'importance des connaissances.

On est donc passé de la mise en oeuvre de savoirs stables, constituant l'arrière-plan de l'activité, à l'apprentissage permanent, à la navigation continue dans une connaissance qui se détache désormais à l'avant-scène. Le savoir se tenait au fond, il s'affiche aujourd'hui comme figure mobile. Il tirait du côté de la contemplation, de l'immuable, le voici maintenant devenu flux, alimentant les opérations efficaces, opération lui-même. De surcroît, ce n'est plus seulement une caste de spécialistes mais la grande masse des gens qui sont appelés à apprendre, transmettre et produire des connaissances de manière coopérative dans leur activité quotidienne.

Les informations et les connaissances comptent désormais parmi les biens économiques primordiaux, ce qui n'a pas toujours été vrai. De plus, leur position d'infrastructure - on parle d'infostructure - de source ou de condition déterminante pour toutes les autres formes de richesse est devenue évidente alors qu'elle se tenait auparavant dans la pénombre.

Or les nouvelles ressources-clés sont régies par deux lois qui prennent à contre-pied les concepts et les raisonnements économiques classiques : les consommer ne les détruit pas et les céder ne les fait pas perdre. Celui qui donne un sac de blé, une voiture, une heure de travail ou une somme d'argent, a perdu quelque chose au profit d'un autre. Que l'on fabrique de la farine, roule en voiture, exploite le travail d'un ouvrier, ou dépense de l'argent, un processus irréversible s'accomplit : usure, dépense, transformation, consommation.

L'économie repose largement sur le postulat de la rareté des biens. La rareté elle-même se fonde sur le caractère destructeur de la consommation ainsi que sur la nature exclusive ou privative de la cession et de l'acquisition. Or, encore une fois, si je vous transmets une information je ne la perds pas et si je l'utilise je ne la détruis pas. Puisque l'information et la connaissance sont à la source des autres formes de richesse et qu'elles comptent parmi les biens économiques majeurs de notre époque, nous pouvons envisager l'émergence d'une économie de l'abondance, dont les concepts, et surtout les pratiques, seraient en rupture profonde avec le fonctionnement de l'économie classique. En fait, nous vivons déjà plus ou moins sous ce régime, mais nous continuons de nous servir des instruments désormais inadéquats de l'économie de rareté.

Retour table des matières


Dématérialisation ou virtualisation : qu'est-ce qu'une information?

Qu'est-ce qui, dans la nature de l'information et de la connaissance, leur confère des propriétés économiques si particulières ? La première réponse qui vient à l'esprit est qu'il s'agit de biens "immatériels". Examinons attentivement cette proposition. Elle suppose d'abord une métaphysique de la substance. Il y aurait des choses "matérielles" et des choses "immatérielles". Or, même les biens dits matériels valent principalement par leurs formes, leurs structures, leurs propriétés en contexte, c'est-à-dire en fin de compte par leur dimension "immatérielle". A parler rigoureusement, on ne trouverait parmi les biens purement matériels que les matières premières. Inversement, on ne peut séparer les informations de tout support physique, sous peine de les détruire. Certes, il est possible de les recopier, de les transmettre, de les multiplier facilement. Mais que tout lieu d'inscription "matériel" s'évanouisse et l'information disparaît sans retour. Quand à la connaissance que possède un être humain, elle est encore plus liée à la "matière" puisqu'elle suppose un corps vivant, deux bons kilos de matière grise et humide en état de marche. Mais, direz-vous, le point essentiel est ici que la connaissance puisse passer d'un cerveau à l'autre, qu'elle ne soit pas forcément liée à une seule personne. Précisément : la connaissance et l'information ne sont pas "immatérielles" mais déterritorialisées ; loin d'être exclusivement attachées à un support privilégié, elles peuvent voyager. Mais information et connaissance ne sont pas davantage "matérielles " ! L'alternative du matériel et de l'immatériel ne vaut que pour des substances, des choses, alors que l'information et la connaissance sont de l'ordre de l'événement ou du processus.

Selon la théorie mathématique de la communication, une information est un événement qui provoque une réduction d'incertitude au sujet d'un environnement donné. Dans cette théorie, on ne considère qu'un univers de signes et l'occurrence de chaque signe dans un message est associée à une information mesurable. Par exemple, l'occurrence de chaque lettre de ce texte apporte une information, et ce d'autant plus qu'elle est improbable. Or une occurrence n'est pas une chose. Elle n'est ni matérielle comme une pomme, ni immatérielle comme une âme immortelle. Symétriquement, une chose n'est ni probable ni improbable. Seul un événement ou un "fait" peut être lié à une probabilité, donc être informatif et par exemple, justement, le fait que telle chose soit là maintenant ou n'existe pas. Intuitivement, nous sentons bien que l'information est liée à une probabilité subjective d'occurrence ou d'apparition : un fait entièrement prévisible ne nous apprend rien tandis qu'un événement surprenant nous apporte vraiment une information.

Maintenant, étudions soigneusement la nature de l'information. Supposons qu'une élection se soit déroulée dans un certain pays. Cette élection s'est produite en un certain lieu et à un certain moment précis. En tant que tel, cet événement est indissociable d'un "ici et maintenant" particulier. On dit justement que l'élection a eu "lieu". Nous dirons qu'il s'agit d'un événement actuel. En première approximation, lorsque les agences de presse l'annoncent ou le commentent, elles ne diffusent pas l'événement lui-même mais un message le concernant. Nous dirons que, si l'événement est actuel, la production et la diffusion de messages à son sujet constitue une virtualisation de l'événement, pourvue de tous les attributs que nous avons jusqu'ici associés à la virtualisation : détachement d'un ici et maintenant particulier, passage au public et surtout hétérogénèse. En effet, les messages qui virtualisent l'événement sont en même temps sa prolongation, ils participent à son effectuation, à sa détermination inachevée, ils en font partie. Grâce à la presse et à ses commentaires, le résultat de l'élection se répercute de telle et telle manière sur la place financière d'un pays étranger. Tel jour, à la Bourse de telle capitale économique, des transactions singulières ont été passées : l'événement continue à s'actualiser en des temps et lieux particuliers. Mais cette actualisation elle-même prend la forme de production de messages et d'informations, de micro-virtualisations. Nous retrouvons là notre thème habituel de l'anneau de Moebius : le message sur l'événement est en même temps et indissolublement une séquence de l'événement. La carte (le message) fait partie du territoire (l'événement) et le territoire est largement constitué d'une addition indéfinie, d'une articulation dynamique, d'un réseau de cartes en expansion. Autrement dit, tout ce qui est d'ordre événementiel relève d'une dynamique de l'actualisation (territorialisation, instanciation ici et maintenant, solution particulière) et de la virtualisation (déterritorialisation, détachement, mise en commun, élévation à la problématique). Événements et informations sur les événements échangent leurs identités et leurs fonctions à chaque étape de la dialectique des processus signifiants.

Pourquoi la consommation d'une information n'est-elle pas destructive et sa détention n'est-elle pas exclusive ? Parce que l'information est virtuelle. Comme nous l'avons déjà amplement souligné, un des principaux caractères distinctifs de la virtualité est son détachement d'un ici et maintenant particulier, et c'est pourquoi je peux donner un bien virtuel, par essence déterritorialisé, sans le perdre. D'autre part, souvenons-nous que le virtuel peut être assimilé à un problème et l'actuel à une solution. L'actualisation n'est donc pas une destruction mais au contraire une production inventive, un acte de création. Lorsque j'utilise l'information, c'est-à-dire quand je l'interprète, la relie à d'autres informations pour faire sens ou que je m'en sers pour prendre une décision, je l'actualise. J'accomplis donc un acte créatif, productif. La connaissance, à son tour, est le fruit d'un apprentissage, c'est-à-dire le résultat d'une virtualisation de l'expérience immédiate. En sens inverse, elle peut s'appliquer ou, mieux, s'actualiser dans des situations différentes de celles de l'apprentissage initial. Toute mise en oeuvre effective d'un savoir est une résolution de problème inventive, une petite création.

Retour table des matières


Dialectique du réel et du possible

Revenons maintenant à nos sacs de blés et à nos voitures. Leur production et leur consommation relève moins d'une dialectique de l'actualisation et de la virtualisation que d'une alternative du possible et du réel. Plutôt que de rester fasciné par leur nature "matérielle", il faut tenter de comprendre le type de dynamique dans lequel s'inscrit leur usage. Les biens dont la consommation est destructive et l'appropriation exclusive sont des réservoirs de possibilités, des "potentiels". Leur consommation (manger le blé, conduire la voiture) équivaut à une réalisation, c'est-à-dire à un choix exclusif et irréversible parmi les possibles, à une "chute de potentiel". La réalisation ne confère l'existence à certaines possibilités qu'au détriment des autres. Les possibles sont des candidats et non un champ problématique, la réalisation est une élection ou une sélection plutôt qu'une résolution de problème inventive. Le bien virtuel pose un problème, ouvre un champ d'interprétation, de résolution ou d'actualisation tandis qu'une enveloppe de possibles ne se prête qu'à une réalisation exclusive. Potentiel de réalité, le bien destructible et privatif ne peut être à la fois ici et là-bas, détaché de l'ici et maintenant. Il est régi par la loi du tiers exclu : ou bien... ou bien... Sans quoi, il pourrait se réaliser de deux manières différentes en deux lieux et deux moments distincts, ce qui, par définition, est... impossible. Les réserves de possibles, les biens dont la consommation est une réalisation, ne peuvent donc être détachés de leur support physique.

Pour éviter tout malentendu, soulignons immédiatement qu'il s'agit là de distinctions conceptuelles et non d'un principe de classification exclusive. Une oeuvre d'art, par exemple, possède simultanément des aspects de possibilité et de virtualité. En tant que source de prestige et d'aura ou comme pure valeur marchande, un tableau est une réserve de possibles ("l'original") qui ne peuvent se réaliser (exposition, vente) simultanément ici et là. En tant que porteur d'une image à interpréter, d'une tradition à poursuivre ou à contredire, en tant qu'événement dans l'histoire culturelle, un tableau est un objet virtuel dont l'original, les copies, gravures, photos, reproductions, numérisations, mises en réseau interactif sont autant d'actualisations. Chaque effet mental ou culturel produit par une de ces actualisations est à son tour une actualisation du tableau.

Retour table des matières


Le travail

Dans l'institution classique du travail, telle qu'elle s'est fixée au XIXe siècle, l'ouvrier vend sa force de travail et reçoit un salaire en retour. La force de travail est un travail possible, un potentiel déjà déterminé par l'organisation bureaucratique de la production. C'est un potentiel, encore, puisqu'une heure donnée est irréversiblement perdue. Le travail salarié traditionnel est une chute de potentiel, une réalisation, c'est pourquoi il peut être mesuré à l'heure.

En revanche, le travailleur contemporain tend à vendre, non plus sa force de travail, mais sa compétence ou, mieux, une capacité continuellement entretenue et améliorée à apprendre et à innover, qui peut s'actualiser de manière imprévisible dans des contextes changeants. A la force de travail du salariat classique, un potentiel, succède donc une compétence, un savoir-être, voire un savoir-devenir, qui relève du virtuel. Comme toute virtualité, et contrairement au potentiel, la compétence ne s'use pas quand on s'en sert, bien au contraire. Seulement, voilà le hic : l'actualisation de la compétence, c'est-à-dire l'éclosion d'une qualité dans un contexte vivant, est beaucoup plus difficile à mesurer que la réalisation d'une force de travail.

En vérité, le travail n'a jamais été pure exécution. S'il a pu passer pour une chute de potentiel, une réalisation, ce n'est qu'à la suite d'une violence sociale qui déniait (tout en utilisant) son caractère d'actualisation créatrice.

Une chose est sûre, l'heure uniforme de l'horloge n'est plus l'unité pertinente pour la mesure du travail. Cette inadéquation était depuis longtemps flagrante pour l'activité des artistes et des intellectuels, elle gagne aujourd'hui progressivement l'ensemble des activités. On comprend pourquoi la réduction de la durée du travail ne peut être une solution à long terme du problème du chômage : elle pérennise, avec un système de mesure, une conception du travail et une organisation de la production condamnée par l'évolution de l'économie et de la société. On ne peut mesurer - et donc rémunérer - valablement un travail à l'heure que s'il s'agit d'une force de travail-potentiel (déjà déterminé, pure exécution) qui se réalise. Un savoir entretenu, une compétence virtuelle qui s'actualise, c'est une résolution de problème inventive dans une situation neuve. Comment évaluer la réserve d'intelligence ? Certainement pas par le diplôme. Comment mesurer la qualité en contexte ? Autrement qu'avec une horloge. Dans le domaine du travail comme ailleurs, la virtualisation nous fait vivre le passage d'une économie des substances à une économie des événements. Quand les institutions et les mentalités vont-elles accueillir les concepts adéquats ? Comment mettre en oeuvre les systèmes de mesure qui accompagnent cette mutation ?

Le salariat rémunérait le potentiel, les nouveaux contrats de travail récompensent l'actuel. Dans l'économie de l'avenir, les sociétés gagnantes reconnaîtront et entretiendront en priorité le virtuel et ses porteurs vivants. En effet, deux voies s'ouvrent aux investissements pour augmenter l'efficacité du travail : ou bien la réification de la force de travail par l'automatisation, ou bien la virtualisation des compétences par des dispositifs qui augmentent l'intelligence collective. Dans un cas, on pense en terme de substitution : l'homme, disqualifié, est remplacé par la machine. Dans la voie de la virtualisation, en revanche, on conçoit l'augmentation d'efficacité en termes de coévolution homme-machine, d'enrichissements des activités, de couplages qualifiants entre les intelligences individuelles et la mémoire dynamique des collectifs.

Retour table des matières


La virtualisation du marché

Dans les discours politiques, le thème des "autoroutes de l'information" s'accompagne souvent de l'évocation de "nouveaux marchés", censés relancer la croissance et créer des emplois. Ici, l'erreur consiste à se focaliser sur les nouveaux produits, les nouveaux services, les nouveaux emplois, c'est-à-dire sur une approche quantitative (des produits en plus et des emplois supplémentaires), sans voir que les notions classiques de marché et de travail sont en train de muter. Le cyberespace ouvre bien un marché nouveau, seulement, il s'agit moins d'une vague de consommation à venir que de l'émergence d'un espace de transaction qualitativement différent, dans lequel les rôles respectifs des consommateurs, des producteurs et des intermédiaires se transforment profondément.

Le marché en ligne ne connaît pas les distances géographiques. Tous ses points sont en principe aussi "proches" les uns que les autres de l'acheteur potentiel (téléachat). La consommation et la demande y sont captées et traquées dans leurs moindres détails. Par ailleurs, les services d'orientation et de mise en visibilité des offres s'y multiplient. En somme, le cybermarché est plus transparent que le marché classique. En principe, cette transparence devrait avantager les consommateurs, les petits producteurs et accélérer la déterritorialisation de l'économie.

La fréquentation de bases de données médicales et juridiques en ligne par des non-spécialistes progresse continuellement. Les individus peuvent ainsi remettre en cause un diagnostic ou un conseil donné par un professionnel "de proximité", voire accéder directement à l'information pertinente auprès des meilleurs spécialistes mondiaux par l'intermédiaire de bases de données, de systèmes experts ou d'hypermédia conçus pour être consultés par le grand public.

Comme les producteurs primaires et les demandeurs peuvent entrer directement en contact les uns avec les autres, toute une classe de professionnels risque désormais d'apparaître comme des intermédiaires parasites de l'information (journalistes, éditeurs, enseignants, médecins, avocats, cadres moyens) ou de la transaction (commerçants, banquiers, agents financiers divers) et voient leurs rôles habituels menacés. On appelle ce phénomène la "désintermédiation". Les institutions et métiers fragilisés par la désintermédiation et l'accroissement de transparence ne pourront survivre et prospérer dans le cyberespace qu'en accomplissant leur migration de compétences vers l'organisation de l'intelligence collective et l'aide à la navigation.

La transparence accrue d'un marché de plus en plus différencié et personnalisé permet aux producteurs de coller en temps réel aux évolutions et à la variété de la demande. A limite, on peut imaginer un couplage en flux tendu entre des réseaux de "rétromarketing" et des usines flexibles, le pilotage de la production passant presque entièrement entre les mains des consommateurs.

Tout acte enregistrable crée effectivement ou virtuellement de l'information, c'est-à-dire, dans une économie de l'information, de la richesse. Or le cyberespace est par excellence le milieu où les actes peuvent être enregistrés et transformées en données exploitables. C'est pourquoi le consommateur d'information, de transaction ou de dispositifs de communication ne cesse, dans le même temps, de produire une information virtuellement pleine de valeur. Non seulement le consommateur devient coproducteur de l'information qu'il consomme, mais il est aussi producteur coopératif des "mondes virtuels" dans lesquels il évolue et agent de la visibilité du marché pour ceux qui exploitent les traces de ses actes dans le cyberespace. Les produits et services les plus valorisés dans le nouvel marché sont interactifs, c'est-à-dire, en termes économiques, que la production de valeur ajoutée se déplace du côté du "consommateur", ou plutôt qu'il faut substituer à la notion de consommation celle de coproduction de marchandises ou de services interactifs. Comme la virtualisation du texte nous fait assister à l'indistinction croissante des rôles du lecteur et de l'auteur, la virtualisation du marché met en scène le mélange des genres entre la consommation et la production.

Muni d'un ordinateur, d'un modem et de logiciels de filtrage et d'exploitation des données, associé à d'autres utilisateurs dans des réseaux d'échange coopératifs de services et d'informations quasi gratuits, l'utilisateur final est de mieux en mieux équipé pour raffiner l'information. Le "producteur" habituel (enseignant, éditeur, journaliste, producteur de programmes de télévision), lutte donc pour ne pas se voir repousser dans le rôle de simple fournisseur de matière première. D'où la bataille, du côté des "producteurs de contenus", pour réinstaurer autant que possible dans le nouvel espace d'interactivité le rôle qu'ils occupaient dans le système de diffusion unilatérale des médias ou dans la forme rigide des institutions hiérarchiques. Mais, du côté de l'offre, le nouvel environnement économique est beaucoup plus favorable aux fournisseurs d'espaces, aux architectes de communautés virtuelles, aux vendeurs d'instruments de transaction et de navigation qu'aux classiques diffuseurs de contenus.

Quant à l'exploitation économique des contenus en question, les manières habituelles de valoriser la propriété sur l'information (achat du support physique de l'information ou paiement de droits d'auteurs classiques), sont de moins en moins adaptées au caractère fluide et virtuel des messages. En abandonnant totalement toute prétention à la propriété sur les logiciels et l'information, comme certains activistes du réseau le proposent, on risque de revenir en deçà de l'invention du droit d'auteur et du brevet d'invention, à l'époque où les idées suées par des travailleurs du neurone pouvaient être bloquées par des monopoles ou appropriées sans contrepartie par des puissances économiques ou politiques. Mais à l'époque de l'économie de l'information et de la connaissance, plutôt que d'abandonner les droits de propriété sur toutes les formes de biens logiciels, ce qui reviendrait à une spoliation éhontée des producteurs de base, des nouveaux prolétaires que sont les travailleurs intellectuels, on semble plutôt s'orienter vers une sophistication du droit d'auteur. Ce perfectionnement se poursuit dans deux directions : passage d'un droit territorial à un droit du flux et passage de la valeur d'échange à la valeur d'usage.

Aujourd'hui, si l'on veut utiliser une photo dans un service multimédia en ligne, il faut avant toutes choses payer des droits au propriétaire de la photo. La photo est comme un micro-territoire. Pas question de l'utiliser sans avoir acheté ou loué le terrain préalablement. Cette contrainte entrave considérablement l'innovation économique et culturelle dans le cyberespace. Le petit entrepreneur innovant n'a tout simplement pas les moyens de payer les droits, et dans ce cas le propriétaire ne touche rien ; l'auteur voit son idée confinée à un cercle restreint et le net surfer est privé d'image. La solution consisterait donc, non pas à supprimer sans reste le droit d'auteur, mais à lui substituer des systèmes de comptage continu de la consommation d'information par l'utilisateur final. La capture de l'information sur l'usage pourrait s'effectuer, par exemple, au moment du décryptage du message. De la sorte, le propriétaire ne serait pas lésé et le fournisseur de service pourrait donner à voir la photo (par exemple) sans avoir à débourser à l'avance une somme dont, souvent, il ne dispose pas. On payerait ainsi l'information de la même manière que l'eau ou l'électricité : au débit. Mais avec une différence de taille puisque ce serait comme si chaque goutte d'eau comportait son propre micro-compteur. Ainsi, la photo pourrait être copiée, employée, diffusée autant que l'on voudrait, sans aucune limitation. Seulement, on dupliquerait automatiquement avec l'image, désormais liquide et ubiquitaire, le petit logiciel qui enregistre le décryptage et déclenche automatiquement un débit minuscule sur le compte du consommateur et un infime crédit sur celui de l'auteur ou du propriétaire.

Cette mesure des flux de consommation peut être perfectionnée par ce que l'on pourrait appeler provisoirement un paiement de la "valeur d'usage". Par exemple, dans le réseau américain AMIX, l'information vendue est payée en fonction de sa date de fraîcheur et de la demande dont elle fait l'objet. Plus qu'un magasin d'informations dont le prix est fixé par le vendeur, AMIX fonctionne comme une Bourse dans laquelle la demande contribue en temps réel à la fixation du prix. De nombreux services offerts sur le cyberespace fonctionnent dans cet esprit, enregistrant les usages, les navigations et les évaluations individuelles pour renvoyer aux utilisateurs une évaluation coopérative ou une aide à l'orientation personnalisée. Citons, par exemple, sur le World Wide Web : Fish-Wrap qui concerne des documents, Ringo++ consacré aux titres musicaux, ou Idea Futures organisant une sorte de marché des idées scientifiques et technologiques. Ces services n'ont cependant pas, en 1995, de traduction monétaire directe. Les arbres de connaissances® [Authier, Lévy, 1992], avec leur logiciel Gingo®, constituent également un dispositif de mesure de la valeur d'usage des compétences (ou des documents, ou de n'importe quel type d'information), variable suivant les contextes et les moments. Gingo incorpore un système complet de fixation de la valeur d'usage au moyen d'une monnaie spéciale appelée le SOL (Standard open learning).

Nous avons évoqué le passage d'une propriété territoriale rigide à la rétribution de fluctuations déterritorialisées et la transformation d'une économie de la valeur d'échange en économie de la valeur d'usage. En fait, ces formulations relèvent plus de la métaphore que d'une caractérisation conceptuellement rigoureuse. A strictement parler, je dirais que lorsque j'achète un livre ou un disque, je paye du réel, le support physique de l'information. Le livre que je ne lis pas me coûte aussi cher celui que je lis. La quantité de livres est limitée : celui qui est dans ma bibliothèque n'est pas dans la vôtre. On est encore dans le domaine des ressources rares. Si j'achète des droits, je ne paye plus du réel mais du potentiel, la possibilité de réaliser ou de copier l'information autant que je le désire. Or le nouveau marché en ligne, le cybermarché, a besoin de moyens inédits pour traiter de la dialectique du virtuel et de l'actuel. Les systèmes de mesure et de valorisation du réel et du potentiel ne sont plus adaptés. Avant sa lecture, l'information qui coule dans le cyberespace n'est pas potentielle mais virtuelle, dans la mesure où elle peut prendre des significations différentes et imprévisibles selon qu'elle s'insère dans tel hyperdocument ou dans tel autre. Virtuelle, parce que son enjeu n'est pas la réalisation (copie, impression, etc.) mais l'actualisation, la lecture, c'est-à-dire la signification qu'elle peut prendre en contexte, signification indissociable de la participation délibérée d'au moins un être humain conscient. Virtuelle, parce que sa reproduction, sa copie, ne coûtent pratiquement rien, sauf le coût général de l'entretien du cyberespace. Virtuelle, parce que je peux donner un document sans le perdre et en réemployer des parties sans détruire l'original. Dans le cyberespace, le document devient aussi impalpable et virtuel que les informations et les idées elles-mêmes.

La solution qui semble se dessiner au problème de l'économie du virtuel et de l'actuel est la suivante : le bien virtuel serait comptabilisé, tracé et représenté, mais gratuit, entièrement libre de circuler sans entrave et de se mêler à d'autres biens virtuels. En revanche, chaque actualisation donnerait lieu à un paiement. Le prix de l'actualisation serait indexé sur le contexte courant, dépendant de l'environnement et du moment. Cette valeur pourrait être fixée coopérativement par des groupes d'usagers sur des marchés libres ou des Bourses de l'information et des idées. La forme de la nouvelle économie dépendra donc largement des systèmes de traçage du virtuel et de mesure de l'actuel qui seront inventés dans les prochaines années.

Retour table des matières


Économie du virtuel et intelligence collective

Eu égard à la nouvelle économie du virtuel et de l'événementiel, les notions de production et de consommation (très liées à l'ordre de la sélection exclusive du couple réel-possible) ne sont pas toujours les plus pertinents pour comprendre les processus à l'oeuvre. Une guerre n'est ni matérielle ni immatérielle, un amour, une invention, un apprentissage non plus. Augmentations, diminutions, réorganisations, naissances, disparitions : il se passe quelque chose. Où ? Pour qui ? On dirait des opérations de pensée, des émotions, des conflits, des enthousiasmes ou des oublis au sein d'une machine pensante hybride, à la fois cosmique, humaine et technique.

Peut-être faut-il considérer les opérations de l'économie du virtuel comme des événements à l'intérieur d'une sorte de mégapsychisme social, pour le sujet d'une l'intelligence collective à l'état naissant. Nous développerons plus loin ce thème de l'intelligence collective, mais nous pouvons déjà esquisser une analyse de ses déterminants essentiels. Le macro-psychisme peut se décomposer selon quatre dimensions complémentaires :

- une connectivité ou un "espace" en transformation constante : associations, liens et chemins ;

- une sémiotique, c'est-à-dire un système ouvert de représentations, d'images, de signes de toutes formes et de toutes matières qui circulent dans l'espace des connexions ;

- une axiologie ou des "valeurs" qui déterminent des tropismes positifs ou négatifs, des qualités affectives associées aux représentations ou aux zones de l'espace psychique ;

- une énergétique, enfin, qui spécifie la force des affects attachés aux images.

Le psychisme social peut alors être conçu comme un hypertexte fractal, un hypercortex qui se reproduit de manière semblable à différentes échelles de grandeur, en passant par des psychismes transindividuels de petits groupes, des âmes individuelles, des esprits infrapersonnels (zones du cerveau, "complexes" inconscients). Chaque noeud ou zone de l'hypercortex contient à son tour un psychisme vivant, une sorte d'hypertexte dynamique traversé de tensions et d'énergies, coloré de qualités affectives, animé de tropismes, agité de conflits.

Au sein de ce mégapsychisme fractal, les opérations consistent à :

- agir sur la connectivité : monter des réseaux, ouvrir des portes, diffuser ou, au contraire, retenir l'information, maintenir des barrières, filtrer l'information, ou bien encore garantir la sécurité de l'ensemble (communications, transports, commerces, formations, services sociaux, polices, armées, gouvernements, etc.) ;

- créer ou modifier des représentations, des images, faire évoluer d'une manière ou d'une autre les langues en usage et les signes en circulation (arts, sciences, techniques, industrie, médias, etc.) ;

- créer, transformer ou maintenir les tropismes, les valeurs, les affects sociaux : le bien et le mal, l'utile et le nuisible, l'agréable et le pénible, le beau et le laid, etc. (éducation, religion, philosophie, morale, arts...) ;

- modifier, déplacer, augmenter, diminuer la force des affects liés à telle ou telle représentation en circulation (médias, publicité, commerce, rhétorique...).

Tout événement participe plus ou moins, de façon moléculaire, à l'ensemble de ces aspects de la vie du mégapsychisme collectif, même ceux qui ne sont enregistrés dans aucune transaction marchande. Chacun, à chaque instant, contribue au processus de l'intelligence collective. Encore une fois, pour une économie du virtuel, qui accepte explicitement ce cadre de pensée, même la consommation est productrice. Nous avons vu que l'actualisation (la "consommation") d'une information était simultanément une petite création (une interprétation). Mais il y a plus : la consommation destructive classique, dès qu'elle est captée et retournée au producteur, au vendeur, à une instance quelconque de régulation ou de mesure, devient elle aussi, ipso facto, création d'information, contribue à une augmentation de l'intelligence sociale globale. Cette idée peut être généralisée ainsi : tout acte est virtuellement producteur de richesse sociale, via sa participation à l'intelligence collective. N'importe quel acte humain est un moment du processus de pensée et d'émotion d'un mégapsychisme fractal et pourrait être valorisé, voire rémunéré en tant que tel. Si tous les actes pouvaient être captés, transmis, intégrés à des boucles de régulation, renvoyés à leurs producteurs et participaient ainsi à une meilleure information globale de la société sur elle-même, l'intelligence collective connaîtrait une mutation qualitative majeure.

Une telle perspective n'est pratiquement envisageable que depuis l'existence des microprocesseurs, des nano-capteurs, de l'informatique distribuée en réseau, fonctionnant en temps réel et pourvue d'interfaces conviviales (images, voix, etc.). Le marché actuel peut être considéré comme l'embryon encore imparfait, grossier, trop unidimensionnel, d'un système général d'évaluation et de rémunération des actes de chacun par tous. Pour que cette perspective ne se transforme pas en cauchemar, il faut immédiatement préciser que, dans cette conception, les évaluations doivent rester anonymes et que chaque acte est non seulement évalué mais évaluant. Le système d'intégration, de mesure et de régulation envisagé ici, une sorte de "métamarché" intégré au cyberespace, est d'abord l'instrument d'une évaluation coopérative, distribuée et multicritère de la société par elle-même.

Retour table des matières