LES TROIS VIRTUALISATIONS QUI ONT FAIT L'HUMAIN:
LE LANGAGE, LA TECHNIQUE ET LE CONTRAT

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La virtualisation des corps, des messages et de l'économie illustre un mouvement contemporain vers le virtuel beaucoup plus général. Je propose de penser ce mouvement comme la poursuite d'une hominisation continuée. En effet, notre espèce, comme je vais tenter de le montrer dans ce chapitre, s'est constituée dans et par la virtualisation. Dès lors, la mutation contemporaine peut s'interpréter comme une reprise de l'autocréation de l'humanité.

La naissance des langages ou la virtualisation du présent

Trois processus de virtualisation ont fait émerger l'espèce humaine : le développement des langages, le foisonnement des techniques et la complexification des institutions.

Le langage, d'abord, virtualise un "temps réel" qui tient le vivant prisonnier de l'ici et maintenant. Ce faisant, il ouvre le passé, le futur et, en général, le Temps comme un royaume en soi, une étendue pourvue de sa propre consistance. A partir de l'invention du langage, nous, humains, habitons désormais un espace virtuel, le flux temporel pris comme un tout, que l'immédiat présent n'actualise que partiellement, fugitivement. Nous existons.

Le temps humain n'a pas le mode d'être d'un paramètre ou d'une chose (il n'est justement pas "réel"), mais celui d'une situation ouverte. Dans ce temps ainsi conçu et vécu, l'action et la pensée ne consiste pas seulement à sélectionner parmi des possibles déjà déterminés mais à réélaborer constamment une configuration signifiante d'objectifs et de contraintes, à improviser des solutions, à réinterpréter ce faisant une actualité passée qui continue à nous engager. C'est pourquoi nous vivons le temps comme problème. Dans leur connexion vivante, le passé hérité, remémoré, réinterprété, le présent actif et le futur espéré, redouté ou simplement imaginé, sont d'ordre psychique, existentiels. Le temps comme étendue complète n'existe que virtuellement.

Certes, des formes élaborées de mémoire et d'apprentissage sont déjà à l'oeuvre chez des animaux supérieurs, même parmi ceux qui ne disposent pas de langages complexes. Pourtant, on peut faire l'hypothèse que, dans la vie animale, la mémoire se ramène principalement à une modification actuelle du comportement liée à des événements passés. En revanche, grâce au langage, nous avons un accès "direct" au passé sous la forme d'une immense collection de souvenirs datés et de récits intérieurs.

Les signes n'évoquent pas seulement des "choses absentes" mais des scènes, des intrigues, des séries complètes d'événements reliées les uns aux autres. Sans les langues, nous ne pourrions ni poser de questions, ni raconter d'histoires, deux belles manières de se détacher du présent tout en intensifiant notre existence. Les êtres humains peuvent se détacher partiellement de l'expérience courante et se souvenir, évoquer, imaginer, jouer, simuler. Ils décollent ainsi vers d'autres lieux, d'autres moments et d'autres mondes. Nous ne devons pas seulement ces pouvoirs aux langues comme le français, l'anglais ou le wolof, mais également aux langages plastiques, visuels, musicaux, mathématiques, etc. Plus les langages s'enrichissent et s'étendent, plus il y a de possibilités pour simuler, imaginer, faire imaginer un ailleurs ou une altérité.

A ce point, nous rencontrons une fois de plus un caractère majeur de la virtualisation : en dénouant ce qui n'était qu'ici et maintenant, elle ouvre de nouveaux espaces, d'autres vitesses. Lié à l'émergence du langage, il apparaît une nouvelle rapidité d'apprentissage, une célérité de pensée inédite. L'évolution culturelle va plus vite que l'évolution biologique. Le temps lui-même bifurque vers des temporalités internes au langage : temps propre du récit, rythme endogène de la musique ou de la danse.

Le passage du privé au public et la transformation réciproque de l'intérieur en extérieur sont des attributs de la virtualisation qui s'analysent aussi fort bien à partir de l'opérateur sémiotique. Une émotion mise en mots ou en dessins peut se partager plus facilement. Ce qui était interne et privé devient externe et public. Mais c'est également vrai dans l'autre sens : quand nous écoutons de la musique, regardons un tableau ou lisons un poème, nous internalisons ou personnalisons un item public.

Depuis que nous parlons, les entités éminemment subjectives que sont les émotions complexes, les connaissances et les concepts sont externalisés, objectivés, échangées, ils peuvent voyager de lieu en lieu, de temps en temps, d'un esprit à l'autre.

Les langages humains virtualisent le temps réel, les choses matérielles, les événements actuels et les situations en cours. De la désintégration du présent absolu surgissent, comme les deux faces de la même création, le temps et le hors-temps, l'avers et l'envers de l'existence. Ajoutant au monde une dimension nouvelle, l'éternel, le divin, l'idéal, ont une histoire. Ils croissent avec la complexité des langages. Questions, problèmes, hypothèses forent des trous dans l'ici et maintenant, débouchant, de l'autre côté du miroir, entre le temps et l'éternité, sur l'existence virtuelle.

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La technique, ou la virtualisation de l'action

La virtualisation, répétons-le une fois de plus, ne s'accompagne pas forcément d'une disparition. Au contraire, elle entraîne souvent un processus de matérialisation. Cela s'illustre aisément dans le cas de la virtualisation technique, qu'il nous faut maintenant analyser.

D'où viennent les outils ? D'abord, on identifie quelque fonction physique ou mentale d'êtres vivants (frapper, attraper, marcher, voler, calculer). Puis, on détache ces fonctions d'un assemblage particulier d'os, de chair et de neurones. On les sépare donc du même coup d'une expérience intérieure, subjective. La fonction abstraite est matérialisée sous d'autres formes que le geste habituel. Au corps nu se substituent des dispositifs hybrides, d'autres supports : le marteau pour la frappe ; le piège, l'hameçon ou le filet pour la prise ; la roue pour la marche ; le ballon gonflé d'air, les ailes d'avion ou les pales d'hélicoptère pour le vol ; le boulier ou la règle à calcul pour les opérations arithmétiques… Grâce à cette matérialisation, le privé devient public, partagé. Ce qui était indissociable d'une immédiateté subjective, d'une intériorité organique est désormais passé pour tout ou partie à l'extérieur, dans un objet. Mais par une sorte de spirale dialectique, l'extériorité technique ne prend souvent son efficacité que d'être internalisée en retour. Afin d'utiliser un outil, on doit apprendre des gestes, acquérir des réflexes, se recomposer une identité mentale et physique. Le forgeron, le skieur, le conducteur d'automobile, la moissonneuse, la tricoteuse ou la cycliste ont modifié leurs muscles et leurs systèmes nerveux pour intégrer les instruments dans une sorte de corps élargi, modifié, virtualisé. Et comme l'extériorité technique est publique ou partageable, elle contribue en retour à forger de la subjectivité collective.

Cependant, la dynamique technique se nourrit de ses propres produits, opère des combinaisons transversales, rhizomatiques et mène finalement à des machines, à des arrangements complexes fort éloignés de fonctions corporelles simples. Un bateau à voile, un moulin à eau, une horloge ou une centrale nucléaire virtualisent des fonctions motrices, cognitives ou thermostatiques, mais - nous y reviendrons - ne peuvent être compris comme des prolongements de corps individuels. Ils ne sont pleinement réintégrés ou intériorisés en retour qu'à l'échelle de mégamachines sociales hybrides ou d'hypercorps collectifs.

La conception d'un nouvel outil virtualise une combinaison d'organes et de gestes qui n'apparaît plus alors que comme une solution spéciale, locale, momentanée. En concevant un outil, plutôt que de se concentrer sur telle action en cours, on se hisse à l'échelle beaucoup plus élevée d'un ensemble indéterminé de situations. Le surgissement de l'outil ne répond pas à un stimulus particulier mais il matérialise partiellement une fonction générique, il crée un point d'appui pour la résolution d'une classe de problèmes. Tel outil tenu en main est une chose réelle, mais cette chose donne accès à un ensemble indéfini d'usages possibles.

À la suite de Marshall McLuhan et d'André Leroi-Gourhan, on dit parfois que les outils sont des continuations ou des extensions du corps. Cette théorie ne me semble pas faire justice de la spécificité du phénomène technique. Vous pouvez donner des silex taillés à vos cousins. Vous pouvez produire des milliers de bifaces. Mais il vous est impossible de multiplier vos ongles ou de les prêter à votre voisine. Plus qu'une extension du corps, un outil est une virtualisation de l'action. Le marteau peut donner l'illusion d'être un prolongement du bras, la roue, en revanche, n'est évidemment pas un prolongement de la jambe mais bel et bien la virtualisation de la marche.

Il y a peu de virtualisations de l'action et beaucoup d'actualisation des outils. Le marteau pourrait avoir été inventé trois ou quatre fois au cours de l'histoire. Disons trois ou quatre virtualisations. Mais combien de coups de marteaux ont été frappés ? Des milliards et des milliards d'actualisations. L'outil, la permanence de sa forme, est une mémoire du moment originel de virtualisation du corps en acte. Il cristallise le virtuel.

La technique ne virtualise pas seulement les corps et les actions, mais aussi les choses. Avant que les êtres humains aient appris à entrechoquer des silex au-dessus d'un petit tas d'amadou, ils ne connaissaient le feu que présent ou absent. Depuis l'invention des techniques d'allumage, le feu peut aussi être virtuel. Il est virtuel partout où il y a des allumettes. La présence ou l'absence du feu était un fait avec lequel on était obligé de composer, c'est maintenant une éventualité ouverte. Une contrainte a été transformée en variable.

En somme, le même objet technique peut être envisagé selon quatre modes d'être. En tant que problématisation, déterritorialisation, passage au public, métamorphose et recomposition d'une fonction corporelle, l'objet technique est un opérateur de virtualisation. Tel marteau virtualise quand on l'envisage comme mémoire de l'invention du marteau, vecteur d'un concept, agent d'hybridation du corps. Alors, le marteau existe et fait exister.

À chaque coup de mailloche ou de boucharde, le marteau virtualisant, témoin aujourd'hui de ce qui fut un jour surgissement d'une nouvelle manière de frapper, s'actualise. Actualisant, le marteau conduit l'action. Telle configuration, telle hybridation de ce corps, arrive effectivement par lui, ici et maintenant, et chaque fois différemment. Chaque coup de marteau est une occurrence, une tentative de résolution de problème à l'échelle moléculaire, qui d'ailleurs échoue parfois : on peut frapper mal, trop fort ou à côté.

Le marteau réel est cette masse, ce merlin, cette marteline de sculpteur : la chose avec son prix, son poids, son manche de bois, sa tête de métal, sa forme précise. Le marteau réel doit être forgé, assemblé, réalisé par le fabriquant, entreposé, protégé. Le marteau résiste ou subsiste.

Le marteau, enfin, enclot un potentiel, une puissance, un pouvoir. Considéré comme potentiel, le marteau se révèle périssable, c'est une réserve finie de coups, d'usages particuliers. Non plus vecteur de métamorphose du corps, ouverture d'un nouveau rapport physique au monde (le marteau virtualisant), non plus conducteur d'un acte singulier ici et maintenant (le marteau frappeur actualisant), non plus chose matérielle (le marteau réel), mais réservoir de possibles. Ainsi, le potentiel d'un marteau neuf est plus grand que celui d'un vieux et l'asseau du cordonnier n'a pas le même potentiel qualitatif que la besaiguë du vitrier. Le marteau insiste.

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Le contrat, ou la virtualisation de la violence

L'humanité émerge de trois processus de virtualisation. Le premier est lié aux signes : la virtualisation du temps réel. Le deuxième est pris en charge par les techniques : la virtualisation des actions, du corps et de l'environnement physique. Le troisième processus croît avec la complexité des relations sociales : pour le désigner de la manière la plus synthétique possible, nous dirons qu'il s'agit de la virtualisation de la violence.

Les rituels, les religions, les morales, les lois, les règles économiques ou politiques sont des dispositifs sociaux pour virtualiser les relations fondées sur les rapports de force, les pulsions, les instincts ou les désirs immédiats. Une convention ou un contrat, pour prendre un exemple privilégié, rendent la définition d'une relation indépendante d'une situation particulière ; indépendante, en principe, des variations émotionnelles de ceux qu'il engage ; indépendante de la fluctuation des rapports de force.

Une loi enveloppe une quantité indéfinie de détails virtuels dont seul un petit nombre est explicitement prévu dans son texte. Dans une société donnée, un rituel (disons un mariage ou une cérémonie d'initiation) s'applique à une variété indéfinie de personnes. Le changement de statut ("maintenant, vous êtes mariés", "maintenant, vous êtes un adulte") est automatique et identique pour tous. On n'est pas obligé de réinventer et de négocier quelque chose de nouveau dans chaque situation particulière. Les exemples de l'initiation, du mariage ou de la vente montrent que la virtualisation des relations et des impulsions immédiates, en même temps qu'elle stabilise les comportements et les identités, fixe aussi des procédures précises pour transformer les relations et les statuts personnels.

Par la médiation du langage, l'émotion virtualisée par le récit vole de bouche en bouche. Grâce à la technique, l'action virtualisée par l'outil passe de main en main. De même, dans la sphère des rapports sociaux, on peut organiser le mouvement ou la déterritorialisation de relations virtualisées. Un titre de propriété, des parts d'une compagnie ou un contrat d'assurance se vendent et se transmettent. Une reconnaissance de dette, une lettre de change ou une obligation qui ne concernaient à l'origine que deux parties, peuvent circuler entre un nombre indéfini de personnes. On peut aussi élire un porte-parole, enseigner une prière ou acheter un fétiche.

Des relations virtuelles coagulées, comme le sont les contrats, sont des entités publiques et partagées au sein d'une société. De nouvelles procédures, de nouvelles règles de comportement s'articulent sur celles qui précèdent. Un processus continu de virtualisation de relations forme peu à peu la complexité des cultures humaines : religion, éthique, droit, politique, économie. La concorde n'est peut-être pas un état naturel puisque, pour les humains, la construction sociale passe par la virtualisation.

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L'art, ou la virtualisation de la virtualisation

Pourquoi l'art intéresse-t-il tant de monde tout en étant si difficile à décrire ? Parce qu'il représente, à plus d'un titre, un sommet de l'humanité. Aucune espèce animale n'a jamais pratiqué les beaux-arts. Et pour cause : l'art se tient au confluent des trois grands courants de virtualisation et d'hominisation que sont les langages, les techniques et les éthiques (ou religions). L'art est difficile à définir parce qu'il est presque toujours à la frontière du simple langage expressif, de la technique ordinaire (l'artisanat), ou de la fonction sociale trop clairement assignable. Il fascine parce qu'il met en oeuvre la plus virtualisante des activités.

En effet, l'art donne une forme externe, une manifestation publique à des émotions, à des sensations ressenties dans le plus intime de la subjectivité. Quoiqu'elles soient impalpables et fugaces, nous sentons pourtant que ces émotions sont le sel de la vie. En les rendant indépendantes d'un moment et d'un lieu particulier, ou tout au moins (pour les arts vivants) en leur donnant une portée collective, l'art nous fait partager une manière de sentir, une qualité d'expérience subjective.

La virtualisation, en général, est une guerre contre la fragilité, la douleur, l'usure. En quête de la sécurité et du contrôle, nous poursuivons le virtuel parce qu'il nous emmène vers des régions ontologiques que les dangers ordinaires n'atteignent plus. L'art questionne cette tendance, et donc virtualise la virtualisation, parce qu'il cherche du même mouvement une issue à l'ici et maintenant et son exaltation sensuelle. Il reprend la tentative d'évasion elle-même dans ses tours et détours. Il noue et dénoue dans ses jeux l'énergie affective qui nous fait surmonter le chaos. En une ultime spirale, dénonçant ainsi le moteur de la virtualisation, il problématise l'effort inlassable, parfois fécond et toujours voué à l'échec, que nous avons entrepris pour échapper à la mort.

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