La mondialisation de
la musique Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l'Europe de
Pierre Lévy. Paris, Odile Jacob, 1998.
[extraits]
La musique populaire d'aujourd'hui est à la fois mondiale,
éclectique et changeante,
sans système unificateur. On y reconnaît certains
traits caractéristiques de l'universel
sans totalité. À l'échelle historique, cet
état est fort récent. La première étape
vers
une musique universelle sans totalisation a été
franchie grâce à l'enregistrement
sonore et à la diffusion radiophonique. Lorsque l'on étudie
les premiers catalogues
de disques, qui datent du début du XXe siècle, on
découvre un paysage musical bien
plus morcelé et figé que celui qui nous est aujourd'hui
familier. À cette époque, les
gens n'avaient pas l'oreille faite à l'écoute de
musiques venant de lointains horizons
et voulaient entendre ce qu'ils avaient toujours connu. Chaque
pays, voire chaque
région ou micro-région avait donc ses chanteurs,
ses chansons dans son dialecte,
appréciait des airs et des instruments spécifiques.
Quasiment tous les disques de
musique populaire étaient enregistrés par des musiciens
locaux, pour un public local.
Seuls les disques enregistrant la musique savante de la tradition
écrite occidentale
possédèrent d'emblée un auditoire international.
Près d'un siècle plus tard, la situation a radicalement
changé puisque la musique
populaire enregistrée est bien souvent "mondiale".
De plus, elle est en variation
permanente puisqu'elle ne cesse d'intégrer les apports
de traditions locales originales
ainsi que les expressions de nouveaux courants culturels et sociaux.
Deux séries entremêlées de mutations expliquent
le passage d'un état à l'autre du
paysage musical international : l'une fait intervenir les transformations
générales de
l'économie et de la société (mondialisation,
développement des voyages, extension
d'un style de vie urbain et suburbain international, mouvements
culturels et sociaux
de la jeunesse, etc.) sur lequel nous n'insisterons pas ici ;
l'autre concerne les
conditions économiques et technique de l'enregistrement,
de la distribution et de
l'écoute de la musique.
La diffusion des enregistrements provoqua sur la musique populaire
des
phénomènes de standardisation comparables à
ceux de l'imprimerie sur les langues.
En effet, au XVe siècle, dans des pays comme la France,
l'Angleterre ou l'Italie, il
existait autant de "parlers" que de micro-régions
rurales. Or un livre devait viser
un marché suffisamment étendu pour que son impression
fut rentable. Comme on
imprimait des ouvrages en langue vernaculaire, et non plus seulement
en latin, il
fallait choisir parmi les parlers locaux pour en extraire "la"
langue nationale. Le
toscan, le dialecte de touraine, l'anglais de la cour devinrent
l'italien, le
français et l'anglais, reléguant, avec l'aide des
administrations royales, les
autres parlers au rang de patois. Dans sa traduction de la Bible,
Luther amalgama
différents dialectes germaniques et contribua ainsi à
forger "la" langue allemande,
c'est-à-dire l'allemand écrit.
Pour des raisons analogues, l'évolution des catalogues
de disques de musique
populaire depuis le début du XXe siècle montre qu'à
partir de la fragmentation
initiale, il se crée progressivement des musiques nationales
et internationales. Cette
mutation est particulièrement sensible dans les pays non
occidentaux, où
l'urbanisation et l'influence culturelle d'un État central
étaient encore relativement
limitées au début du siècle. Le fait que
la musique soit indépendante des langues (à
l'exception notable des paroles des chansons) a évidemment
facilité ce phénomène
de désenclavement. Si l'écriture décontextualise
la musique, son enregistrement et sa
reproduction créent progressivement un contexte sonore
mondial... et les oreilles qui
lui correspondent.
Tant que la qualité des enregistrements n'eut pas dépassé
un certain seuil, la radio ne
diffusa que des morceaux joués en directs. Lorsque les
stations à modulation de
fréquence, qui ne se répandirent qu'après
la Seconde Guerre mondiale,
commencèrent à diffuser des disques de bonne qualité
sonore, le phénomène de la
musique mondiale de masse prit son essor, avec notamment le rock
et la pop dans
les années soixante et soixante dix.
On aurait pu imaginer que la mondialisation de la musique amènerait
une
homogénéisation définitive, une sorte d'entropie
musicale où les styles, les traditions
et les différences finiraient par se fondre dans une même
bouillie uniforme. Or, si la
"soupe" est bien présente, fort heureusement,
la musique populaire du monde ne
s'y réduit pas. Certaines zones du paysage musical, on
pense notamment à celles
qu'irrigue la circulation des cassettes dans le Tiers-monde, restent
protégées ou
déconnectées du marché international. La
musique mondiale continue à s'alimenter
de ces isolats imperceptibles mais très vivants, des anciennes
traditions locales, ainsi
que d'une créativité poétique et musicale
intarissable et largement distribuée. De
nouveaux genres, de nouveaux styles, de nouveaux sons apparaissent
constamment,
recréant les différences de potentiels qui agitent
l'espace musical planétaire.
La dynamique de la musique populaire mondiale offre bien une image
approchée de
l'universel sans totalité. Universel par la diffusion d'une
musique et d'une écoute
planétaire ; sans totalité puisque les styles mondiaux
sont multiples, en voie de
transformation et de renouvellement constants.
Mais la figure exemplaire du nouvel universel n'apparaît
dans toute sa précision
qu'avec la numérisation, et plus particulièrement
avec la musique techno : le son de
la cyberculture. Afin de bien saisir l'originalité de la
musique techno, qui tient à son
processus de création et de circulation, nous devons, de
nouveau, faire un détour par
les modes antérieurs de transmission et de renouvellement
de la musique.
Musique orale, écrite, enregistrée
Dans les sociétés de culture orale, la musique se
reçoit par écoute directe, se diffuse
par imitation, évolue par réinvention de thèmes
et de genres immémoriaux. La
plupart des airs n'ont pas d'auteurs identifiés, ils appartiennent
au "fond" de la
tradition. Certes, poètes et musiciens sont capables d'inventer
des chansons, et
même de gagner en leur propre nom des prix ou des concours.
Le rôle créateur des
individus n'est donc pas ignoré. Il reste que la figure
du grand interprète, celui qui
transmet une tradition en lui insufflant une vie nouvelle, est
plus répandu dans les
cultures orales que celle du grand "compositeur".
L'écriture de la musique autorise une nouvelle forme de
transmission, non plus de
corps à corps, de l'oreille à la bouche et de la
main à l'oreille, mais par le texte. Si
l'interprétation, c'est-à-dire l'actualisation sonore,
continue à faire l'objet d'une
initiation, d'une imitation et d'une réinvention continue,
la part écrite de la musique,
sa composition, est désormais fixée, détachée
du contexte de la réception.
Fondé sur l'écriture et sur une combinatoire de
sons aussi neutre que possible
(détachée d'adhérences magiques, religieuses
ou cosmologiques), le système
musical occidental se présente comme "universel"
et il est d'ailleurs enseigné
comme tel dans les conservatoires du monde entier.
L'apparition d'une tradition écrite renforce la figure
du compositeur qui signe une
partition et prétend à l'originalité. Plutôt
qu'à la dérive insensible des genres et des
thèmes, typique de la temporalité orale, l'écriture
conditionne une évolution
historique, où chaque innovation se détache
nettement des formes précédentes.
Chacun peut constater le caractère intrinsèquement
historique de la tradition savante
occidentale : à la simple écoute d'un morceau, il
est possible de le dater
approximativement, même si l'on n'en connaît pas l'auteur.
Pour compléter cette évocation des effets de la
notation, soulignons le lien entre
l'écriture statique et ces trois figures culturelles :
l'universalité, l'histoire, l'auteur.
L'écriture avait noté la musique de tradition
orale, pour l'entraîner dans un autre
cycle culturel. De même, l'enregistrement fixe les
styles d'interprétation de la
musique écrite, en même temps qu'il règle
leur évolution. En effet, ce n'est plus
seulement la structure abstraite d'un morceau qui peut être
transmise et
décontextualisée, mais également son actualisation
sonore. L'enregistrement prend
en charge à sa manière l'archivage et la mise en
histoire de musiques qui étaient
restées dans l'orbite de la tradition orale (ethnographie
musicale). Enfin, certains
genres musicaux, comme le jazz ou le rock n'existent aujourd'hui
que par une
véritable "tradition d'enregistrement".
Vers la fin des années soixante, le studio d'enregistrement
multipiste devient le
grand intégrateur, l'instrument principal de la création
musicale. À partir de cette
époque, pour un nombre croissant de morceaux, la référence
originale devient le
disque enregistré en studio, que la performance en
concert ne parvient pas toujours à
reproduire. Parmi les premiers exemples de cette situation paradoxale
où l'original
devient l'enregistrement, citons certaines chansons de l'album
Sergent Pepper, des
Beatles, dont la complexité requiert des techniques de
mixage impossibles à mettre
en oeuvre en concert.
La musique techno
Comme en leur temps la notation et l'enregistrement, la numérisation
instaure une
nouvelle pragmatique de la création et de l'écoute
musicale. Je relevais plus haut que
le studio d'enregistrement était devenu le principal instrument,
ou méta-instrument,
de la musique contemporaine. Or l'un des premiers effets de la
numérisation est de
mettre le studio à portée de la bourse individuelle
de n'importe quel musicien. Parmi
les principales fonctions du studio numérique piloté
par un simple ordinateur
personnel, citons le séquenceur pour l'aide à
la composition, l'échantillonneur pour
la numérisation du son, les logiciels de mixage
et d'arrangement du son numérisé et
le synthétiseur qui produit du son à partir
d'instructions ou de codes numériques.
Ajoutons que la norme MIDI (Musical instrument digital interface),
permet à une
séquence d'instructions musicales produite dans un studio
numérique quelconque de
se "jouer" sur n'importe quel synthétiseur de
la planète.
Les musiciens peuvent dorénavant contrôler personnellement
l'ensemble de la chaîne
de production de la musique et mettre éventuellement sur
le Réseau les produits de
leur créativité sans passer par les intermédiaires
qu'avaient introduits les régimes de
la notation et de l'enregistrement (éditeurs, interprètes,
grands studios). En un sens,
on retourne ainsi à la simplicité et à l'appropriation
personnelle de la production
musicale qui était le propre de la tradition orale.
Quoique la reprise d'autonomie du musicien soit un élément
important de la nouvelle
écologie de la musique, c'est surtout dans la dynamique
de création et d'écoute
collective que les effets de la numérisation sont les plus
originaux.
Il est de plus en plus fréquent que des musiciens produisent
leur musique à partir de
l'échantillonnage (sampling en anglais) et du réarrangement
de sons, voire de
morceaux entiers, prélevés sur le stock des enregistrements
disponibles. Ces
musiques faites à partir d'échantillonnages peuvent
elles-même faire à leur tour
l'objet de nouveaux échantillonnages, de mixages et de
transformations diverses de
la part d'autres musiciens, et ainsi de suite. Cette pratique
est particulièrement
répandue parmi les divers courants de la musique techno.
À titre d'exemple, le genre
Jungle ne pratique que l'échantillonnage, l'Acid jazz
est produit à partir du sampling
de vieux morceaux de jazz enregistrés, etc.
La musique techno a inventé une nouvelle modalité
de la tradition, c'est-à-dire une
façon originale de tisser le lien culturel. Ce n'est plus,
comme dans la tradition orale
ou d'enregistrement, une répétition ou une inspiration
à partir d'une écoute. Ce n'est
pas non plus, comme dans la tradition écrite, le rapport
d'interprétation qui se tisse
entre la partition et son exécution, ni la relation de
référence, de progression et
d'invention compétitive qui se noue entre compositeurs.
Dans la techno, chaque
acteur du collectif de création prélève de
la matière sonore sur un flux en circulation
dans un vaste réseau technosocial. Cette matière
est mélangée, arrangée,
transformée, puis réinjectée sous forme de
pièce "originale" au flot de musique
numérique en circulation. Ainsi, chaque musicien ou groupe
de musiciens
fonctionne comme un opérateur sur un flux en transformation
permanente dans un
réseau cyclique de coopérateurs. Jamais, comme dans
ce type de tradition
numérique, les créateurs n'ont été
en relation aussi intime les uns avec les autres
puisque le lien est tracé par la circulation du matériau
musical et sonore lui-même, et
non seulement par l'écoute, l'imitation ou l'interprétation.
L'enregistrement a cessé de constituer le but ou la référence
musicale ultime. Il n'est
plus que la trace éphémère (destinée
à être échantillonnée, déformée,
mélangée),
d'un acte particulier au sein d'un processus collectif. Je ne
veux pas dire que
l'enregistrement n'a plus aucune importance, ni que les musiciens
techno sont
totalement indifférents au fait que leurs productions fassent
référence. Je veux
seulement souligner qu'il est plus important de "faire événement"
dans le circuit
(par exemple au cours d'une rave party) que d'ajouter un
item mémorable aux
archives de la musique.
La cyberculture est fractale. Chacun de ses sous-ensembles laisse
apparaître une
forme semblable à celle de sa configuration globale. On
peut retrouver dans la
musique techno les trois principes du mouvement social de la cyberculture
dégagés
plus haut.
L'interconnexion est évidente par la standardisation
technique (norme MIDI),
l'usage de l'Internet, mais aussi par le flux continu de matière
sonore qui circule
entre les musiciens et la possibilité de numériser
et de traiter n'importe quel morceau
(interconnexion virtuelle). Notons bien que cette circulation
dans un réseau
d'échantillonnage récursif ou chaque opérateur
nodal contribue à produire le tout est
valorisé pour lui-même ; c'est a priori une
"bonne forme".
La musique techno s'accorde avec le principe de communauté
virtuelle puisque les
événements musicaux sont souvent produits au cours
de rave parties et prennent
sens dans des communautés plus ou moins éphémères
de musiciens ou de
disc-jockeys.
Enfin, quand un musicien offre une oeuvre finie à la communauté,
il ajoute en même
temps au stock à partir duquel les autres vont travailler.
Chacun est donc à la fois
producteur de matière première, transformateur,
auteur, interprète et auditeur dans
un circuit instable et auto-organisé de création
coopérative et d'appréciation
concurrente. Ce processus d'intelligence collective musicale
s'étend constamment et
intègre progressivement l'ensemble du patrimoine musical
enregistré.
La musique techno et, en général, la musique à
matière première numérique,
illustrent la singulière figure de l'universel sans totalité.
L'universalité résulte certes
de la compatibilité ou de l'interopérabilité
technique et de la facilité de circulation des
sons dans le cyberespace. Mais l'universalité de la musique
numérique prolonge
aussi la mondialisation musicale favorisée par l'industrie
du disque et la radio à
modulation de fréquence. Toutes sortes de musiques ethniques,
religieuses,
classiques ou autres sont échantillonnées, arrachées
à leur situation d'origine,
mixées, transformées et finalement offertes à
une écoute engagée dans un
apprentissage permanent. Le genre Transe global underground, par
exemple,
participe intensément au processus en cours d'universalisation
du contenu par
contact et mélange. Il intègre des musiques tribales
ou liturgiques à des sons
électroniques, voire "industriels", sur des rythmes
planants ou frénétiques qui
visent à provoquer des effets de transe. Contrairement
à ce qui fut un moment la
vocation de la musique savante occidentale à base écrite,
le nouvel universel musical
n'instaure pas le même système partout : il répand
un universel par contact,
transversal, éclectique, constamment mutant. Un flux musical
en transformation
constante invente progressivement l'espace qu'il étend.
Ce flux est également
universel dans la mesure où, suivant l'avancée de
la numérisation, il s'alimente
du "tout" ouvert de la musique, de la plus moderne à
la plus archaïque.
Et cet universel se passe effectivement de totalisation puisqu'il
ne repose sur aucun
système particulier d'écriture ou de combinatoire
des sons. Les deux principaux
modes de clôture de la musique que sont la composition
et l'enregistrement, n'ont
certes pas disparu, mais ils apparaissent nettement secondaires
eu égard au
processus récursif et continu de l'échantillonnage
et du réarrangement au sein d'un
flux continu de matière sonore.
Nous retrouvons avec la musique techno la formule dynamique qui
définit
l'essence de la cyberculture : plus c'est universel, moins c'est
totalisable.
© @rchipress 1998 |
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