L'émergence du cyberespace
ne signifie nullement que "tout" est enfin accessible, Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l'Europe de
Pierre Lévy. Paris, Odile Jacob, 1998.
[extraits]
L'articulation d'une multitude de points de vue
Dans un de mes cours à l'Université de Paris VIII,
intitulé "Technologies
numériques et mutations culturelles", je demande à
chaque étudiant de faire à la
classe un exposé de dix minutes. La veille de l'exposé,
ils doivent me rendre une
synthèse de deux pages, avec une bibliographie, qui pourra
éventuellement être
photocopiée par les autres étudiants désireux
d'approfondir le sujet.
L'année dernière, l'un d'eux me tend ses deux pages
de résumé en me disant d'un
air un peu mystérieux : "Tenez! Il s'agit d'un exposé
virtuel!" J'ai beau feuilleter
son travail sur les instruments de musique numériques,
je ne vois pas ce qui le
distingue des synthèses habituelles : un titre en gras,
des sous-titres, des mots
soulignés dans un texte plutôt bien articulé,
une bibliographie. S'amusant de mon
scepticisme, il m'entraîne vers la salle des ordinateurs
et, suivis par quelques autres
étudiants, nous nous installons autour d'un écran.
Je découvre alors que les deux
pages de résumé que j'avais parcouru sur du papier
étaient la projection imprimée de
pages Web.
Au lieu d'un texte localisé, figé sur un support
de cellulose, à la place d'un petit
territoire avec un auteur propriétaire, un début,
une fin, des marges formant
frontières, j'étais confronté à un
document dynamique, ouvert, ubiquitaire, me
renvoyant à un corpus pratiquement infini. Le même
texte avait changé de nature. On
parle de "page" dans les deux cas, mais la première
page est un pagus, un champ
borné, approprié, semé de signes enracinés,
l'autre est une unité de flux, soumise
aux contraintes du débit dans les réseaux. Même
si elle se réfère à des articles ou à
des livres, la première page est physiquement close. La
seconde, en revanche, nous
connecte techniquement et immédiatement à des pages
d'autres documents,
dispersées partout sur la planète, qui renvoient
elles-mêmes indéfiniment à d'autres
pages, à d'autres gouttes du même océan mondial
de signes fluctuants.
À partir de l'invention d'une petite équipe du CERN,
le World Wide Web s'est
propagé parmi les utilisateurs de l'Internet comme une
traînée de poudre pour
devenir en quelques années un des principaux axes de développement
du
cyberespace. Cela n'exprime peut-être qu'une tendance provisoire.
Je fais cependant
l'hypothèse que l'irrépressible croissance du Web
nous indique quelques traits
essentiels d'une culture qui veut naître. Gardant cela en
tête, poursuivons notre
analyse.
La page Web est un élément, une partie du corpus
insaisissable de l'ensemble des
documents du World Wide Web. Mais par les liens qu'elle
lance vers le reste du
réseau, par les carrefours ou les bifurcations qu'elle
propose, elle constitue aussi une
sélection organisatrice, un agent structurant, un filtrage
de ce corpus. Chaque
élément de cette pelote incirconscriptible est à
la fois un paquet d'information et un
instrument de navigation, une partie du stock et un point de vue
original sur le dit
stock. Sur une face, la page web forme la gouttelette d'un tout
fuyant, sur l'autre
face, elle propose un filtre singulier de l'océan d'information.
Sur le Web, tout est sur le même plan. Et cependant tout
est différencié. Il n'y a pas
de hiérarchie absolue, mais chaque site est un agent de
sélection, d'aiguillage ou de
hiérarchisation partielle. Loin d'être une masse
amorphe, le Web articule une
multitude ouverte de points de vue, mais cette articulation s'opère
transversalement,
en rhizome, sans point de vue de Dieu, sans unification surplombante.
Que cet état
de fait engendre de la confusion, chacun en convient. De nouveaux
instruments
d'indexation et de recherche doivent être inventés,
comme en témoigne la richesse
des travaux actuels sur la cartographie dynamique des espaces
de données, les
"agents" intelligents ou le filtrage coopératif
des informations. Il est néanmoins
fort probable que, quels que soient les progrès à
venir des techniques de navigation,
le cyberespace gardera toujours son caractère foisonnant,
ouvert, radicalement
hétérogène et non totalisable.
Le deuxième déluge et l'innaccessibilité
du tout
Sans clôture sémantique ou structurelle, le Web n'est
pas non plus figé dans le
temps. Il enfle, bouge et se transforme en permanence. Le World
Wide Web est en
flux, en flot. Ses sources innombrables, ses turbulences, son
irrésistible montée
offrent une saisissante image de la crue d'information contemporaine.
Chaque
réserve de mémoire, chaque groupe, chaque individu,
chaque objet peut devenir
émetteur et faire gonfler le flot. À ce sujet, Roy
Ascott parle, d'une manière imagée,
du deuxième déluge. Le Déluge d'informations.
Pour le meilleur ou pour le pire, ce
Déluge-là ne sera suivi d'aucune décrue.
Nous devons nous habituer à cette
profusion et à ce désordre. Sauf catastrophe culturelle,
aucune grande remise en
ordre, aucune autorité centrale ne nous ramènera
à la terre ferme ni aux paysages
stables et bien balisés d'avant l'inondation.
Le point de basculement historique du rapport au savoir se situe
sans doute à la fin
du XVIIIe siècle, en ce moment d'équilibre fragile
où l'ancien monde jetait ses plus
beaux feux tandis que les fumées de la révolution
industrielle commençaient à
changer la couleur du ciel. Quand Diderot et d'Alembert publiaient
leur grande
Encyclopédie. Jusqu'à ce temps, un petit
groupe d'hommes pouvait espérer
maîtriser l'ensemble des savoirs (ou tout au moins les principaux)
et proposer aux
autres l'idéal de cette maîtrise. La connaissance
était encore totalisable, sommable. À
partir du XIXe siècle, avec l'élargissement du monde,
la découverte progressive de
sa diversité, la croissance toujours plus rapide des connaissances
scientifiques et
techniques, le projet de maîtrise du savoir par un individu
ou un petit groupe devint
de plus en plus illusoire. Aujourd'hui, il est devenu évident,
tangible pour tous, que
la connaissance est définitivement passée du côté
de l'intotalisable, de
l'immaîtrisable.
mais bien plutôt que le Tout est définitivement hors
d'atteinte. Que sauver du
déluge? Penser que nous pourrions construire une arche
contenant le "principal" serait justement céder
à l'illusion de la totalité.
Nous avons tous besoin, institutions, communautés, groupes
humains, individus,
de construire du sens, de nous aménager des zones de familiarité,
d'apprivoiser le
chaos ambiant. Mais, d'une part, chacun doit reconstruire des
totalités partielles à sa
manière, suivant ses propres critères de pertinence.
D'autre part, ces zones de
signification appropriées devront forcément être
mobiles, changeantes, en devenir.
Si bien qu'à l'image de la grande Arche nous devons substituer
celle d'une flottille de
petites arches, barques ou sampans, une myriade de petites totalités,
différentes,
ouvertes et provisoires, sécrétées par filtrage
actif, perpétuellement remises sur le
métier par les collectifs intelligents qui se croisent,
se hèlent, se heurtent ou se
mêlent sur les grandes eaux du Déluge informationnel.
Les métaphores centrales du rapport au savoir sont donc
aujourd'hui la navigation et
le surf, qui impliquent une capacité d'affronter les vagues,
les remous, les courants
et les vents contraires sur une étendue plane, sans frontières
et toujours changeante.
En revanche, les vieilles métaphores de la pyramide (gravir
la pyramide du savoir)
de l'échelle ou du cursus (déjà tout
tracé) fleurent bon les hiérarchies immobiles
de jadis.
Qui sait? La réincarnation du savoir
Les pages Web expriment les idées, les désirs, les
savoirs, les offres de transaction de personnes et de groupes
humains. Derrière le grand hypertexte grouille la multitude
et ses rapports. Dans le
cyberespace, le savoir ne peut plus être conçu comme
quelque chose d'abstrait ou de
transcendant. Il devient de plus en plus visible et même
tangible en temps réel
qu'il exprime une population. Les pages Web sont non seulement
signées, comme
les pages de papier, mais elles débouchent souvent sur
une communication directe,
interactive, par courrier numérique, forum électronique,
ou autres formes de
communication par mondes virtuels comme les MUDs ou les MOOs.
Ainsi,
contrairement à ce que laisse croire la vulgate médiatique
sur la prétendue
"froideur" du cyberespace, les réseaux numériques
interactifs sont des facteurs
puissants de personnalisation ou d'incarnation de la connaissance.
De même que la communication par téléphone
n'a pas empêché les gens de se
rencontrer physiquement, puisqu'on se téléphone
pour prendre rendez-vous, la
communication par messages électroniques prépare
bien souvent des voyages
physiques, des colloques ou des réunions d'affaires. Même
lorsqu'elle
n'accompagne pas de rencontre matérielle, l'interaction
dans le cyberespace reste une
forme de communication. Mais, entend-on parfois argumenter, "certaines
personnes
restent des heures devant leur écran", s'isolant ainsi
des autres. Les excès ne
doivent certes pas être encouragés. Mais dit-on de
quelqu'un qui lit qu'il "reste des
heures devant du papier". Non. Parce que la personne qui
lit n'est pas en rapport
avec une feuille de cellulose, elle est en contact avec un discours,
des voix, un
univers de signification qu'elle contribue à construire,
à habiter par sa lecture. Que le
texte s'affiche sur un écran ne change rien au fond de
cette affaire. Il s'agit toujours
de lecture, même si, comme nous l'avons vu, avec les hyperdocuments
et l'interconnexion générale, les modalités
de la lecture tendent à se transformer.
© @rchipress 1998 |
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