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Comment l'intelligence collective peut surgir sur le Net |
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Entretien avec Pierre Lévy | |||||||
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COMMUNICATION Le philosophe Pierre Lévy observe depuis plusieurs années l'impact du réseau sur l'organisation sociale. Interview à l'occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, "Cyberculture". La révolution numérique est d'abord portée par un mouvement socialavant d'être récupérée, puis amplifiée, par l'industrie de l'électronique: c'est l'idée force qui traverse tous les ouvrages du philosophe Pierre Lévy, professeur au département hypermédia de l'Université Paris VIII. A l'occasion de la publication de son dernier livre, Cyberculture, il a accepté de répondre à nos questions en illustrant sa pensée par des exemples concrets. Le Temps: Au-delà de sa médiatisation, que retenez-vous de l'essor du réseau mondial? Pierre Lévy: J'aimerais souligner l'originalité de cet espace de communication. Cette originalité apparaît mieux si on la met en regard des autres modes de communication. Si on regarde les médias (presse, radio, télévision), on a une structure avec un centre émetteur et un grand nombre de récepteurs passifs et, surtout, isolés les uns des autres. Le deuxième grand type de communication est celui du téléphone dans lequel un vrai dialogue est possible parce qu'il y a réciprocité de la communication. Mais cette communication n'a lieu que de point à point, d'individu à individu. Il n'y a pas de création de communauté. Le grand avantage d'Internet, c'est qu'il combine les aspects positifs des deux médias précédents. Il y a l'adressage fin des messages, l'interactivité, mais il y a aussi une dimension collective avec la possibilité de créer une communauté. - Vous venez de présenter un rapport au Conseil de l'Europe sur la cyberculture. Concrètement, que préconisez-vous? - J'essaye de faire prendre conscience aux responsables des grands enjeux que cela représente dans les domaines de l'éducation, de la citoyenneté, et également de tout ce qui concerne la dimension esthétique. Concernant le thème éducatif, je plaide pour une reconnaissance du nouveau rapport au savoir qui est en train de s'instituer avec les moyens de communication interactifs. Je recommande leur utilisation à l'école et à l'université de la manière la plus large et la plus éclairée car cela permet de mieux apprendre et de mieux s'intégrer dans le monde contemporain. - Comment définissez-vous la cyberculture? - Ce n'est pas la culture des fanatiques d'Internet, c'est une transformation profonde de la notion même de culture. Et c'est difficilement séparable des autres transformations sociales que nous connaissons depuis 20 à 25 ans: l'urbanisation galopante; la montée du niveau d'éducation; la mondialisation économique; le développement des contacts entre cultures. L'humanité est en train de se rencontrer elle-même. Internet est pour moi une espèce de matérialisation de l'"universel sans totalité", c'est qu'il n'y a pas de centre du réseau, il n'y a pas de sens unique. Chaque fois que vous avez un nouveau noeud dans le réseau, un nouveau site, un nouveau groupe de discussion, un nouvel abonné, vous avez une nouvelle source d'hétérogénéité et de diversité. Depuis dix ans, vous avez de plus en plus de langues, de thèmes abordés, de pays concernés. C'est un processus absolument passionnant à observer. - L'anglais représente plus de 80% de tous les messages et documents accessibles sur le réseau. Cette langue n'en est-elle pas tout simplement le protocole commun? - Oui, mais c'est déjà le cas dans le tourisme, la finance, la communauté scientifique. Je crois que le plus important est d'observer la tendance plutôt que les chiffres absolus. Au début, 100% des données sur Internet étaient en anglais, maintenant cela évolue dans le sens d'une diminution de l'anglais au fur et à mesure que des gens d'autres cultures font leur entrée dans le cyberespace. Je voudrais souligner que la sauvegarde de la diversité est entre les mains de tous. Personne ne nous empêche de faire des sites en français, en arabe, en chinois. C'est une question d'initiative: ainsi par exemple, au dernier trimestre 1997, 30% des sites en français venaient des Québécois alors qu'ils ne représentent que 5% de la population francophone. - Serait-il souhaitable et possible de réglementer le réseau? - Tout d'abord, il y a des règles de droit concernant ce qui est licite d'exprimer publiquement ou non. Il faut vraiment travailler beaucoup pour se rendre anonyme. Evidemment il y a des types de communautés virtuelles où la règle du jeu est de prendre un pseudonyme. C'est comme à un bal masqué, vous n'allez pas porter plainte parce que les gens ont des masques! En fait, il reste un seul vrai problème: si par exemple des informations sont interdites dans un pays, il est tout à fait possible d'émettre lesditesinformations à partir d'un autre pays où cela est autorisé. Le réseau ne connaît absolument pas les frontières. Il s'agit là d'un problème de discipline des internautes et peut-être aussi de législation internationale. Mais je ne crois pas qu'il faille rétablir la censure sur Internet. Cela me semblerait une régression incroyable. - On vous sent très impliqué dans le phénomène que vous observez. Où se situe votre propre regard critique sur le cyberespace? - Si je suis optimiste, c'est pour décrire les meilleures utilisations qui sont faites de ce nouveau système de communication. Je ne crois pasmanquer d'esprit critique en essayant de promouvoir les pratiquesd'intelligence collective, c'est déjà une manière de marquer une différence. Propos recueillis par Réda Benkirane
Ouvrages de Pierre Levy: L'intelligence collective (La Découverte, 1994), Qu'est-ce que le virtuel? (La Découverte, 1995), Cyberculture (Odile Jacob, 1998). |
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