[extraits]
Critique du totalitarisme
ou crainte de la détotalisation?
L'idée selon laquelle le développement du cyberespace
menace la civilisation et les
valeurs humanistes repose largement sur la confusion entre universalité
et totalité.
Nous sommes devenus méfiants envers ce qui se présente
comme universel parce
que, presque toujours, l'universalisme fut porté par des
empires conquérants, des
prétendants à la domination, que cette domination
fut temporelle ou spirituelle. Or le
cyberespace, du moins jusqu'à ce jour, est plus accueillant
que dominant. Ce n'est
pas un instrument de diffusion à partir de centres (comme
la presse, la radio et la
télévision) mais un dispositif de communication
interactive de collectifs humains
avec eux-mêmes et de mise en contact de communautés
hétérogènes. Ceux qui
voient dans le cyberespace un danger de "totalitarisme"
font tout simplement une
dramatique erreur de diagnostic.
Il est exact que des États et des puissances économiques
se livrent à des viols de
correspondance, à des vols de données, à
des manipulations ou à des opérations de
désinformation dans le cyberespace. Rien de radicalement
nouveau. Cela se
pratiquait auparavant et se pratique encore avec d'autres moyens
: par effraction
physique, par la poste, par le téléphone ou par
les médias classiques. Les outils de la
communication numérique étant plus puissants, ils
permettent de faire le mal à plus
grande échelle. Mais il faut aussi noter que les instruments
de cryptage et décryptage
très puissants, désormais accessibles aux particuliers,
permettent de fournir une
réponse partielle à ces menaces. D'autre part, la
télévision et la presse sont des
instruments de manipulation et de désinformation bien plus
efficace que l'Internet
puisqu'elles peuvent imposer "une" vision de la réalité
et interdire la réponse, la
critique et la confrontation entre positions divergentes. On l'a
bien vu pendant la
guerre du Golfe. En revanche, la diversité des sources
et la discussion ouverte est
inhérente au fonctionnement d'un cyberespace "incontrôlable"
par essence.
Encore une fois, associer à la cyberculture une menace
"totalitaire" relève d'une
mécompréhension profonde de sa nature et du processus
qui gouverne son
extension. Il est vrai que le cyberespace construit un espace
universel mais, comme
j'ai tenté de le montrer, il s'agit d'un universel sans
totalité. Ce qui fait vraiment peur
aux "critiques" professionnels n'est-ce pas précisément
la détotalisation en
cours? La condamnation des nouveaux moyens de communication interactifs
et
transversaux ne fait-elle pas écho à un bon vieux
désir d'ordre et d'autorité? Ne
diabolise-t-on pas le virtuel pour conserver inchangée
une réalité
lourdement instituée, légitimée par le meilleur
"bon sens" étatique et médiatique?
Ceux dont le rôle consistait à gérer des limites
et des territoires sont menacés par une
communication décloisonnante, transversale, multipolaire.
Les gardiens du bon
goût, les garants de la qualité, les intermédiaires
obligés, les porte-parole voient
leurs positions menacées par l'établissement de
relations de plus en plus directes
entre producteurs et utilisateurs d'information.
Des textes circulent à grande échelle dans le monde
entier via le cyberespace sans
être jamais passés par les mains d'un quelconque
éditeur ou rédacteur en chef.
Bientôt, il en sera de même pour la musique, les films,
les hyperdocuments, les jeux
interactifs ou les mondes virtuels.
Comme il est possible de faire connaître de nouvelles idées
et de nouvelles
expériences sans passer par les comités de lecture
des revues spécialisées, tout le
système de régulation de la science est d'ores et
déjà remis en question.
L'appropriation des connaissances s'affranchira de plus en plus
des contraintes
posées par les institutions d'enseignement parce que les
sources vives du savoir
seront directement accessibles et que les individus auront la
possibilité de s'intégrer à
des communautés virtuelles consacrées à l'apprentissage
coopératif.
Les médecins devront faire face à la concurrence
de bases de données médicales, de
forums de discussion, de groupes virtuels d'entraide entre patients
atteints de la
même maladie.
Nombre de positions de pouvoir et de "métiers"
sont menacées. Mais s'ils savent
réinventer leur fonction et se transformer en animateurs
de processus d'intelligence
collective, les individus et les groupes qui jouaient les intermédiaires
peuvent voir
leur rôle dans la nouvelle civilisation devenir encore plus
important que par le passé.
En revanche, s'ils se crispent sur leurs anciennes identités,
il y a fort à parier que
leur situation se fragilisera.
Le cyberespace ne change rien au fait qu'il y a des relations
de pouvoir et des
inégalités économiques entre les humains.
Mais, pour prendre un exemple facilement
compréhensible, le pouvoir et la richesse ne se distribuent
et ne s'exercent pas de la
même manière dans une société de caste,
à privilèges héréditaires, économiquement
bloquée par les monopoles de corporations et dans une société
dont les citoyens sont
égaux en droit, dont les lois favorisent la libre entreprise
et luttent contre les
monopoles. En augmentant la transparence du marché, en
facilitant les transactions
directes entre offreurs et demandeurs, le cyberespace accompagne
et favorise
certainement une évolution "libérale"
dans l'économie de l'information et de la
connaissance et même probablement dans le fonctionnement
général de l'économie.
Ce libéralisme doit-il être entendu au sens le plus
noble : l'absence de contraintes
légales arbitraires, la chance laissée aux talents,
la libre concurrence entre un grand
nombre de petits producteurs sur le marché le plus transparent
possible? Ou bien
sera-t-il le masque, le prétexte idéologique à
la domination de grands groupes de
communication qui feront la vie dure aux petits producteurs et
au foisonnement de la
diversité? Les deux voies de cette alternative ne sont
pas mutuellement exclusives.
L'avenir nous offrira probablement un mélange des deux,
mélange dont les
proportions dépendent en définitive de la force
et de l'orientation du mouvement
social.
La critique se croit fondée à dénoncer un
"totalitarisme" menaçant et à se
faire le porte-parole d'"exclus" à qui elle ne
demande d'ailleurs jamais leur avis.
En fait, la pseudo-élite critique a la nostalgie d'une
totalité qu'elle maîtrisait ;
mais ce sentiment inavouable est dénié, inversé
et projeté sur un Autre terrifiant :
l'homme de la cyberculture. Les lamentations sur le déclin
des clôtures sémantiques
et la dissolution des totalités maîtrisables (vécues
comme délitement de la
"culture") cachent la défense de pouvoirs. Tout
cela nous retarde dans l'invention
de la nouvelle civilisation de l'universel par contact et ne nous
aide en rien à
l'orienter dans la direction la plus humaine. Tentons plutôt
de saisir la cyberculture
de l'intérieur, à partir du mouvement social multiforme
qui l'entraîne, selon
l'originalité de ses dispositifs de communication, en repérant
les formes nouvelles de
lien social qu'elle noue dans le silence richement peuplé
du cyberespace, loin de la
clameur monotone des médias.
La critique était
progressiste. Deviendrait-elle conservatrice?
Le scepticisme et
l'esprit de critique systématique ont joué un rôle
progressiste au
XVIIIe siècle, à une époque d'absolutisme
politique où la liberté d'expression était
encore à conquérir. Or, aujourd'hui, le scepticisme
et la critique ont peut-être changé
de camp. Ces attitudes deviennent de plus en plus souvent l'alibi
d'un conservatisme
blasé, voire des positions les plus réactionnaires.
À la poursuite du spectaculaire et
de la sensation, les médias contemporains ne cessent de
présenter les aspects les plus
sombres de l'actualité, mettent constamment les hommes
politiques sur la sellette, se
font un devoir de dénoncer les dangers ou les effets négatifs
de la
mondialisation économique et du développement technologique
: ils jouent sur la
peur, un des sentiments les plus faciles à exciter. Dès
lors, le rôle des penseurs n'est
probablement pas de contribuer à répandre la panique
en s'alignant sur les lieux
communs de la grande presse et de la télévision
mais d'analyser le monde à
nouveaux frais, de proposer une compréhension plus profonde,
de nouveaux
horizons mentaux à des contemporains baignant dans le discours
médiatique. Les
intellectuels et ceux qui font profession de penser devraient-ils
donc abandonner
toute perspective critique? Nullement. Mais il faut comprendre
que l'attitude critique
en soi, simple réminiscence ou parodie de la grande Critique
des XVIIe et XIXe
siècles, n'est plus une garantie d'ouverture cognitive
ni de progrès humain. Il faut
maintenant distinguer soigneusement entre, d'une part, la critique
réflexe,
médiatique, convenue, conservatrice, alibi des pouvoirs
en place et de la paresse
intellectuelle et, d'autre part, une critique en acte, imaginative,
tournée vers l'avenir,
accompagnant le mouvement social. Toute critique n'est pas pensante.
Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l'Europe de Pierre Lévy. Paris, Odile Jacob, 1998.
© @rchipress 1998 |
|