[extraits]
L'adéquation entre
les formes esthétiques de la cyberculture et ses dispositifs
technosociaux
Le genre canonique de la cyberculture est le monde virtuel.
N'entendons pas ce
terme au sens étroit de la simulation informatique d'un
univers tridimentionnel
exploré par l'intermédiaire d'un casque stéréoscopique
et de gants de données.
Appréhendons plutôt le concept plus général
d'une réserve numérique de virtualités
sensorielles et informationnelles qui ne s'actualisent que dans
l'interaction avec des
êtres humains. Selon les dispositifs, cette actualisation
est plus ou moins inventive,
imprévisible, et laisse une part variable aux initiatives
de ceux qui s'y plongent. Les
mondes virtuels peuvent éventuellement être enrichis
et parcourus collectivement. Ils
deviennent dans ce cas un lieu de rencontre et un médium
de communication entre
leurs participants.
L'ingénieur de mondes apparaît alors comme
l'artiste majeur du XXIe siècle. Il
pourvoit aux virtualités, architecture les espaces de communication,
aménage les
équipements collectifs de la cognition et de la mémoire,
structure l'interaction
sensorimotrice avec l'univers des données.
Le World Wide Web, par exemple, est un monde virtuel favorisant
l'intelligence
collective. Ses inventeurs Tim Berners Lee et tout ceux qui ont
programmé les
interfaces permettant d'y naviguer sont des ingénieurs
de mondes. Les
inventeurs de logiciels pour le travail ou l'apprentissage coopératif,
les concepteurs
de jeux vidéos, les artistes qui explorent les frontières
des dispositifs interactifs ou
des systèmes de télévirtualité sont
également des ingénieurs de mondes.
On peut distinguer deux grands types de mondes virtuels :
ceux qui sont limités et éditorialisés, comme
les CD-ROM ou les
installations d'artistes "fermées" (off line),
ceux qui sont accessibles par réseau et indéfiniment
ouverts à l'interaction, à
la transformation et à la connexion sur d'autres mondes
virtuels (on line).
Il n'y a aucune raison d'opposer on line et off line
comme on le fait
parfois. Complémentaires, ils s'alimentent et s'inspirent
réciproquement.
Les oeuvres off line peuvent offrir de manière commode
une projection partielle et
temporaire de l'intelligence et de l'imagination collective qui
se déploie dans les
réseaux. Elles peuvent aussi tirer avantage de contraintes
techniques plus favorables.
En particulier, elles ne connaissent pas les limitations dues
à l'insuffisance des débits
de transmission. Elles travaillent enfin à constituer des
isolats originaux ou créatifs
hors du flux continu de la communication.
Symétriquement, les mondes virtuels accessibles en ligne
peuvent
s'alimenter de données produites off line et les
nourrir en retour. Ce sont
essentiellement des milieux de communication interactive. Le monde
virtuel
fonctionne alors comme dépôt de messages, contexte
dynamique accessible à tous et
mémoire communautaire collectivement alimentée en
temps réel.
Le développement de l'infrastructure technique du cyberespace
ouvre la perspective
d'une interconnexion de tous les mondes virtuels. La réunion
progressive des textes
numérisés de la planète en un seul immense
hypertexte n'est que le prélude d'une
interconnexion plus générale, qui joindra l'ensemble
des informations numérisées, et
notamment les films et les environnements tridimensionnels interactifs.
Ainsi, le
Réseau donnera accès à un gigantesque métamonde
virtuel hétérogène qui accueillera
le pullulement des mondes virtuels particuliers avec leurs liens
dynamiques, les
passages qui les connecteront comme autant de puits, de couloirs
ou de terriers du
wonderland numérique. Ce métamonde virtuel
ou cyberespace deviendra le principal
lieu de communication, de transactions économiques, d'apprentissage
et de
divertissement des sociétés humaines. C'est aussi
là que l'on goûtera la beauté
déposée dans la mémoire des anciennes cultures,
comme celle qui naîtra des formes
propres à la cyberculture. De même que le cinéma
n'a pas remplacé le théâtre mais
constitua un genre nouveau avec sa tradition et ses codes originaux,
les genres
émergents de la cyberculture comme la musique techno ou
les mondes virtuels ne
remplaceront pas les anciens. Ils s'ajouteront au patrimoine de
la civilisation tout en
réorganisant l'économie de la communication et le
système des arts. Les traits que
nous allons maintenant souligner, comme le déclin de la
figure de l'auteur et deCriti
l'archive enregistrée, ne concernent donc pas l'art ou
la culture en général mais
seulement les oeuvres qui se rattachent spécifiquement
à la cyberculture.
Même , l'oeuvre interactive demande l'implication de ceux
qui la goûtent.
L'interactant participe à la structuration du message qu'il
reçoit. Autant que celles
des ingénieurs de mondes, les mondes virtuels multiparticipants
sont des créations
collectives de leurs explorateurs. Les témoignages artistiques
de la cyberculture sont
des oeuvres-flux, des oeuvres-processus, voire des oeuvres-événements
qui se
prêtent mal à l'archivage et la conservation. Enfin,
dans le cyberespace, chaque
monde virtuel sera potentiellement relié à tous
les autres, les enveloppera et sera
contenu par eux suivant une topologie paradoxale enchevêtrant
l'intérieur et
l'extérieur. Déjà, beaucoup d'oeuvres de
la cyberculture n'ont pas de limites nettes.
Ce sont des "oeuvres ouvertes", non seulement parce
qu'elles admettent une
multitude d'interprétations, mais surtout parce qu'elles
sont physiquement
accueillantes à l'immersion active d'un explorateur et
matériellement enchevêtrées
aux autres oeuvres du Réseau. Le degré de cette
ouverture est évidemment variable
selon les cas ; or, plus l'oeuvre exploite les possibilités
offertes par l'interaction,
l'interconnexion et les dispositifs de création collective,
plus elle est typique de la
cyberculture... et moins il s'agit d'une "oeuvre" au
sens classique du terme.
L'oeuvre de la cyberculture atteint une certaine forme d'universalité
par présence
ubiquitaire dans le Réseau, par connexion et coprésence
aux autres oeuvres, par
ouverture matérielle, et non plus nécessairement
par signification partout valable ou
conservée. Or, cette forme d'universalité par contact
va de pair avec une tendance à
la détotalisation. En effet, le garant de la totalisation
de l'oeuvre, c'est-à-dire de la
clôture de son sens, est l'auteur. Même si la signification
de l'oeuvre est réputée
ouverte ou multiple, un auteur doit encore être présupposé
si l'on veut interpréter des
intentions, décoder un projet, une expression sociale,
voire un inconscient. L'auteur
est la condition de possibilité de tout horizon de sens
stable. Or il est devenu banal
de dire que la cyberculture remet fortement en question l'importance
et la fonction du
signataire. L'ingénieur de monde ne signe pas une oeuvre
finie mais un
environnement par essence inachevé dont il revient aux
explorateurs de construire
non seulement le sens variable, multiple, inattendu, mais également
l'ordre de lecture
et les formes sensibles. De plus, la métamorphose continue
des oeuvres adjacentes et
du milieu virtuel qui supporte et pénètre l'oeuvre,
contribue à déposséder de ses
prérogatives de garant du sens un éventuel auteur.
Fort heureusement, talents, capacités, efforts individuels
de création sont toujours à
l'ordre du jour. Mais ils peuvent qualifier l'interprète,
le "performeur",
l'explorateur, l'ingénieur de monde, chaque membre de l'équipe
de réalisation aussi
bien et peut-être mieux qu'un auteur de moins en moins cernable.
Après l'auteur, la seconde condition de possibilité
pour la totalisation ou la clôture
du sens est la fermeture physique jointe à la fixité
temporelle de l'oeuvre.
L'enregistrement, l'archive, la pièce susceptible d'être
conservée dans un musée
sont des messages achevés. Un tableau, par exemple,
objet de conservation, est à la
fois l'oeuvre elle-même et l'archive de l'oeuvre. Mais l'oeuvre-événement,
l'oeuvre-processus, l'oeuvre interactive, l'oeuvre métamorphique,
connectée,
traversée, indéfiniment coconstruite de la cyberculture
peut difficilement
s'enregistrer en tant que telle, même si l'on photographie
un moment de son procès
ou si l'on capte quelque trace partielle de son expression. Et
surtout, faire oeuvre,
enregistrer, archiver : cela n'a plus, cela ne peut plus avoir
le même sens qu'avant le
déluge informationnel. Lorsque les dépôts
sont rares, ou du moins circonscriptibles,
faire trace revient à entrer dans la mémoire longue
des hommes. Mais si la mémoire
est pratiquement infinie, en flux, débordante, alimentée
à chaque seconde par des
myriades de capteurs et des millions de gens, entrer dans les
archives de la culture ne
suffit plus à différencier. Alors, l'acte de
création par excellence consiste à faire événement,
ici et maintenant, pour une communauté, voire à
constituer le collectif pour qui
l'événement adviendra, c'est-à-dire à
réorganiser partiellement le métamonde virtuel,
l'instable paysage de sens qui abrite les humains et leurs oeuvres.
Ainsi, la pragmatique de la communication dans le cyberespace
estompe les deux
grand facteurs de totalisation des oeuvres : totalisation en
intention par l'auteur,
totalisation en extension par l'enregistrement.
Avec le rhizôme et le plan d'immanence, Deleuze et Guattari
ont philosophiquement
décrit un schéma abstrait qui comprend :
la prolifération, sans limites a priori, de connexions
entre noeuds
hétérogènes et la multiplicité mobile
des centres,
le grouillement des hiérarchies enchevêtrées,
les effets holographiques
d'enveloppements partiels et partout différents d'ensembles
dans leurs
parties, la dynamique auto-poiétique et auto-organisatrice
de populations mutantes
qui étendent, créent, transforment un espace qualitativement
varié, un
paysage ponctué de singularités.
Ce schéma s'actualise socialement par la vie des
communautés virtuelles,
cognitivement par les processus d'intelligence collective,
sémiotiquement sous la
forme du grand hypertexte ou du métamonde virtuel du Web.
L'oeuvre de la cyberculture participe à ces rhizomes, à
ce plan d'immanence du
cyberespace. Elle est donc d'emblée creusée de tunnels
ou de failles qui l'ouvrent
sur un extérieur inassignable et connectée par nature
(ou en attente de connexion) à
des gens, à des flux de données.
Voici l'hypertexte global, le métamonde virtuel en métamorphose
perpétuelle, le flux
musical ou iconique en crue. Chacun est appelé à
devenir un opérateur singulier,
qualitativement différent, dans la transformation de l'hyperdocument
universel et
intotalisable. Entre l'ingénieur et le visiteur de monde
virtuel, tout un continuum
s'étend. Ceux qui se contentent d'arpenter ici concevront
peut-être des systèmes ou
sculpteront des données là-bas. Cette réciprocité
n'est en rien garantie par l'évolution
technique, ce n'est qu'une possibilité favorable ouverte
par nouveaux dispositifs de
communication. Aux acteurs sociaux, aux activistes culturels de
la saisir afin de ne
pas reproduire dans le cyberespace la mortelle dissymétrie
du système des médias de
masse.
L'universel sans totalité : texte, musique et image
Pour chaque grande modalité du signe, texte alphabétique,
musique ou image, la
cyberculture fait émerger une forme et une manière
d'interagir nouvelles. Le texte se
plie, se replie, se divise et se recolle par bouts et fragments
; il mute en hypertexte et
les hypertextes se connectent pour former le plan hypertextuel
indéfiniment ouvert et
mobile du Web.
La musique peut certes se prêter à une navigation
discontinue par hyperliens (on
passe alors de bloc sonore en bloc sonore selon les choix de l'auditeur),
mais elle y
gagne beaucoup moins que le texte. Sa mutation majeure dans le
passage au
numérique se définirait plutôt par le processus
récursif ouvert de l'échantillonnage, du
mixage et de l'arrangement, c'est-à-dire par l'extension
d'un océan musical virtuel
alimenté et transformé continuellement par la communauté
des musiciens.
Quant à l'image, elle perd son extériorité
de spectacle pour s'ouvrir à l'immersion.
La représentation fait place à la visualisation
interactive d'un modèle, la simulation
succède à la ressemblance. Le dessin, la photo ou
le film se creusent, accueillent
l'explorateur actif d'un modèle numérique, voire
une collectivité de travail ou de jeu
engagée dans la construction coopérative d'un univers
de données.
Nous avons donc trois formes principales :
- le dispositif hyperdocumentaire de lecture-écriture en
réseau pour le texte,
- le processus récursif de création et transformation
d'une mémoire-flux par
une communauté de coopérateurs différenciés,
dans le cas de la musique,
- l'interaction sensori-motrices avec un ensemble de données
qui définit l'état
virtuel de l'image.
Or aucune de ces trois formes n'est exclusive des autres. Mieux,
chacune d'elle
actualise différemment la même structure abstraite
de l'universel sans totalité, si bien
qu'en un certain sens chacune contient les deux autres.
On navigue dans un monde virtuel comme dans un hypertexte et la
pragmatique de la
techno suppose, elle aussi, un principe de navigation virtuel
et différé dans la
mémoire musicale. Par ailleurs, certaines performances
musicales en temps réel
mettent en oeuvre des dispositifs de type hypermédia.
Dans notre analyse des nouvelles tendances de la musique numérique,
j'ai
mis en évidence la transformation coopérative
et continue d'une réserve
informationnelle qui tient lieu à la fois de canal et de
mémoire commune. Or ce type de
situation concerne aussi bien les hypertextes collectifs et les
mondes virtuels pour la
communication que la musique techno. Ajoutons que les images et
les textes font, de
plus en plus, l'objet de pratiques d'échantillonnage et
de réarrangement. Dans la
cyberculture, toute image est potentiellement matière première
d'une autre image,
tout texte peut constituer le fragment d'un plus grand texte composé
par un
"agent" logiciel intelligent à l'occasion d'une
recherche particulière.
Enfin, l'interaction et l'immersion, typiques des réalités
virtuelles, illustrent un
principe d'immanence du message à son récepteur
qui s'applique à toutes les
modalités du numérique : l'oeuvre n'est plus à
distance mais à portée de main. Nous
y participons, nous la transformons, nous en sommes partiellement
les auteurs.
L'immanence des messages à leurs récepteurs, leur
ouverture, la transformation
continue et coopérative d'une mémoire-flux des groupes
humains, tous ces traits
actualisent le déclin de la totalisation. Quant au nouvel
universel, il se réalise dans la
dynamique d'interconnexion de l'hypermédia en ligne, dans
le partage de l'océan
mnémonique ou informationnel, dans l'ubiquité du
virtuel au sein des réseaux qui le
portent. En somme, l'universalité vient de ce que nous
baignons tous dans le même
fleuve d'informations et la perte de la totalité de sa
crue diluvienne. Non content de
couler toujours, le fleuve d'Héraclite a maintenant débordé.
L'auteur en question
Comme nous venons de le voir, l'auteur et l'enregistrement garantissent
la
totalisation des oeuvres, ils assurent les conditions de possibilité
d'une
compréhension englobante et d'une stabilité du sens.
Si la cyberculture trouve son
essence dans l'universel sans totalité, nous devons examiner,
ne fusse qu'à titre
d'hypothèse, les guises d'un art et d'une culture pour
qui ces deux figures
passeraient au second plan. En effet, nous ne pensons pas qu'après
être passé par un
état de civilisation où l'archive mémorable
et le génie créateur furent si prégnants,
nous puissions imaginer (sauf catastrophe culturelle) une situation
où l'auteur et
l'enregistrement aient entièrement disparu. En revanche,
nous devons envisager
sereinement un état futur de la civilisation où
ces deux verrous de la totalisation
déclinante ne tiendraient plus qu'une place modeste dans
les préoccupations de ceux
qui produisent, transmettent et goûtent les oeuvres de l'esprit.
La notion d'auteur en général, comme les différentes
conceptions de l'auteur en
particulier, sont fortement liées à certaines configurations
de communication, à l'état
des relations sociales sur les plans économique, juridique
et institutionnel.
Dans les sociétés où le principal mode de
transmission des contenus culturels
explicites est la parole, la notion d'auteur apparaît mineure,
voire inexistante. Les
mythes, les rites, les formes plastiques ou musicales traditionnelles
sont
immémoriales et on ne leur associe généralement
pas de signature, ou bien celle d'un
auteur mythique. Notons au passage que le concept même de
signature, comme celui
de "style" personnel, implique l'écriture. Les
artistes, chanteurs, bardes,
conteurs, musiciens, danseurs, sculpteurs, etc., sont plutôt
considérés comme des
interprètes d'un thème ou d'un motif venu
de la nuit des temps et appartenant au
patrimoine de la communauté considérée. Parmi
la diversité des époques et des
cultures, la notion d'interprète (avec la capacité
de distinguer et d'apprécier les
grands "interprètes") se trouve beaucoup plus
répandue que la notion d'auteur.
Celle-ci prend évidemment quelque relief avec l'apparition
et l'usage de l'écriture.
Cependant, jusqu'au Moyen Âge inclus, on ne considérait
pas nécessairement
comme auteur toute personne rédigeant un texte original.
Le terme était réservé à une
source d'"autorité", comme par exemple Aristote,
tandis que le commentateur ou
le copiste glosant ne méritaient pas cette appellation.
Avec l'imprimerie, donc avec
l'industrialisation de la reproduction des textes, il devint nécessaire
de définir
précisément le statut économique et juridique
des rédacteurs. C'est alors, tandis que
se précise progressivement son "droit", que prend
forme la notion moderne
d'auteur. Parallèlement, la Renaissance voit se développer
la conception de l'artiste
comme créateur démiurgique, inventeur ou concepteur,
et non plus seulement
comme artisan, ou passeur plus ou moins inventif d'une tradition.
Y a-t-il de grandes oeuvres, de grandes créations culturelles
sans auteur? Sans
aucune ambiguïté, la réponse est oui.
La mythologie grecque, par exemple, est un
des joyaux du patrimoine culturel de l'humanité. Or, c'est
incontestablement une
création collective, sans auteur, venue d'un fond
immémorial, polie et enrichie par
des générations de retransmetteurs inventifs. Homère,
Sophocle ou Ovide, en tant
qu'interpètes célèbres de cette mythologie,
lui ont évidemment donné un lustre
particulier. Mais Ovide est l'auteur des Métamorphoses
pas de la mythologie ;
Sophocle a écrit Oedipe roi, il n'a pas inventé
la saga des rois de Thèbes, etc.
La Bible est un autre cas exemplaire d'une oeuvre majeure du fond
spirituel et
poétique de l'humanité qui n'a pourtant pas d'auteur
assignable. Hypertexte avant la
lettre, sa constitution résulte d'une sélection
(d'un échantillonnage!) et d'un
amalgame tardif d'un grand nombre de textes de genres hétérogènes
rédigés à
diverses époques. L'origine de ces textes peut se trouver
en d'anciennes traditions
orales du peuple juif (la Genèse, l'Exode), mais aussi
bien dans l'influence des
civilisations mésopotamienne et égyptienne (certaines
parties de la Genèse, les
Livres de sagesse), dans la brûlante réaction morale
à une certaine actualité politique
et religieuse (Livres prophétiques), dans un épanchement
poétique ou lyrique
(Psaumes, Cantique des cantiques), dans une volonté de
codification législative et
rituelle (Lévitique) ou de préservation d'une mémoire
historique (Chroniques, etc.).
On considère pourtant à juste titre la Bible comme
une oeuvre, porteuse d'un
message religieux complexe et de tout un univers culturel.
Pour en rester à la tradition juive, notons que telle interprétation
d'un docteur de la
Loi ne prend véritablement autorité que lorsqu'elle
devient anonyme, quand la
mention de son auteur est effacée et qu'elle s'intègre
au patrimoine commun. Les
talmudistes citent constamment les avis et les commentaires des
sages qui les ont
précédés, contribuant ainsi à une
manière d'immortalité du plus précieux de
leur
pensée. Mais, paradoxalement, le plus haut accomplissement
du sage consiste à ne
plus être cité nommément, et donc à
disparaître comme auteur afin que son apport se
fonde et s'identifie à l'immémorial de la tradition
collective.
La littérature n'est pas le seul domaine où des
oeuvres majeures sont anonymes. Les
thèmes des ragas, les peintures de Lascaux, les
temples d'Angkor ou les cathédrales
gothiques ne sont pas plus signées que La Chanson de
Roland.
Ainsi, il y a de grandes oeuvres sans auteurs. En revanche, réaffirmons
qu'il semble
difficile de goûter de belles oeuvres sans l'intervention
de grands interprètes,
c'est-à-dire sans personnes talentueuses qui se placent
sur le fil d'une tradition, la
réactivent et lui donnent un éclat particulier.
Or les interprètes peuvent être connus,
mais il peuvent tout aussi bien n'avoir pas de visage. Qui fut
l'architecte de
Notre-Dame de Paris? Qui sculpta les portails des cathédrales
de Chartres ou de
Reims?
La figure de l'auteur émerge d'une écologie des
médias et d'une configuration
économique, juridique et sociale bien particulière.
Il n'est donc pas étonnant qu'elle
puisse passer au second plan lorsque le système des communications
et des rapports
sociaux se transforme, déstabilisant le terreau culturel
qui avait vu grandir son
importance. Mais cela n'est peut-être pas si grave puisque
la prééminence de l'auteur
ne conditionne pas l'épanouissement de la culture ni la
créativité artistique.
Le déclin de l'enregistrement
Nous disions plus haut que faire oeuvre, faire trace, enregistrer,
n'a plus le même
sens, la même valeur, qu'avant le déluge informationnel.
La dévaluation des
informations suit naturellement de leur inflation. Dès
lors, le propos du travail
artistique se déplace sur l'événement, c'est-à-dire
vers la réorganisation du paysage
de sens qui, fractalement, à toutes les échelles,
habite l'espace de communication,
les subjectivités de groupe et la mémoire sensible
des individus. Il se passe quelque
chose dans le réseau des signes comme dans le tissu
des gens.
Évitons les malentendus.
Il ne s'agit certes pas de prévoir banalement un déplacement
du
"réel" lourdement matériel conservé
par les musées vers un "virtuel" labile du
cyberespace. A-t-on vu que l'irrésistible montée
du Musée imaginaire chanté par
Malraux, c'est-à-dire la multiplication des catalogues,
les livres et les films d'art
aient fait diminuer la fréquentation des musées?
Au contraire. Plus se sont répandus
les éléments recombinables du musée imaginaire
et plus on a fondé de bâtiments
ouverts au public dont la vocation était d'abriter et d'exposer
la présence physique
des oeuvres. Il reste que si l'on étudiait le destin de
tel ou tel tableau célèbre, on
trouverait qu'il a été goûté plus souvent
en reproduction que par visite de l'original.
De même, les musées virtuels ne feront probablement
jamais concurrence aux réels,
ils en seraient plutôt l'extension publicitaire. Ils représenteront
cependant la
principale interface du public avec les oeuvres. Un peu comme
le disque a mis plus
de gens en contact avec Beethoven ou les Beatles que le concert.
L'idée fausse de substitution du prétendu
"réel" par un "virtuel" ignoré
et déprécié a donné lieu à
une multitude de malentendus. J'y reviendrai dans le chapitre
XV sur la critique de la substitution.
Ce qui précède
vaut évidemment pour les arts plastiques "classiques".
Quant aux propositions
spécifiques de la cyberculture, elles trouvent dans le
virtuel leur lieu naturel tandis
que les musées ne peuvent en accueillir qu'une imparfaite
projection. On
n'"expose" pas un CD-ROM ni un monde virtuel : on doit
y naviguer,
s'immerger, interagir, participer à des processus qui demandent
du temps.
Renversement inattendu : pour les arts du virtuel, les "originaux"
sont des
faisceaux d'événements dans le cyberespace tandis
que les "reproductions" se
goûtent à grand-peine dans le musée.
Les genres de la cyberculture sont de l'ordre de la performance,
comme la danse et le
théâtre, comme les improvisations collectives du
jazz, de la commédia dell'arte ou
des concours de poésie de la tradition japonaise. Dans
la lignée des
installations, ils demandent l'implication active du récepteur,
son déplacement dans
un espace symbolique ou réel, la participation de sa mémoire
à la constitution du
message. Leur centre de gravité est un processus subjectif,
ce qui les délivre de toute
clôture spatio-temporelle.
Organisant la participation à des événements
plutôt que des spectacles, les arts de la
cyberculture retrouvent la grande tradition du Jeu et du Rituel.
Le plus contemporain
boucle ainsi sur le plus archaïque, sur l'origine même
de l'art dans ses fondements
anthropologiques. Le propre des ruptures majeures ou des vrais
"progrès" n'est-il
d'ailleurs pas tout en opérant la critique en acte de la
tradition avec laquelle ils
rompent de revenir paradoxalement au commencement? Aussi bien
dans le jeu que
dans le rituel, ni l'auteur, ni l'enregistrement ne sont importants,
mais plutôt l'acte
collectif ici et maintenant.
Ingénieur de mondes avant la lettre, Léonard de
Vinci organisait des fêtes princières dont il ne
reste rien. Qui ne voudrait y avoir participé?
D'autres fêtes se préparent pour demain.
Extraits de Cyberculture, rapport au Conseil de l'Europe de Pierre Lévy. Paris, Odile
Jacob, 1998.
© @rchipress 1998 |
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