LE QUADRIVIUM ONTOLOGIQUE:
LA VIRTUALISATION,
UNE TRANSFORMATION PARMI D'AUTRES

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Le moment est venu de récapituler nos trouvailles. La virtualisation, ou passage à la problématique, n'est en aucun cas une disparition dans l'illusoire, ni une dématérialisation. Il faut plutôt l'assimiler à une "désubstantiation", comme nous avons pu le vérifier sur les exemples du corps-flamme, du texte-flux et de l'économie des événements. Cette désubstantiation se décline en mutations associées : la déterritorialisation, l'effet Mooebius - qui organise la boucle sans fin de l'intérieur et de l'extérieur -, la mise en commun d'éléments privés et l'intégration subjective inverse d'items publics. Ce phénomène de passage au collectif et de retour du commun sur l'individuel a été étudié dans le détail dans les deux chapitres précédents pour la virtualisation de l'intelligence.

Appelons subjectivation l'implication de dispositifs technologiques, sémiotiques et sociaux dans le fonctionnement psychique et somatique individuel. Symétriquement, l'objectivation se définira comme l'implication mutuelle d'actes subjectifs au cours d'un processus de construction d'un monde commun. Subjectivation et objectivation sont alors deux mouvements complémentaires de la virtualisation. En effet, à considérer ce qu'ils font, ni le sujet ni l'objet ne sont des substances mais de fluctuants noeuds d'événements qui s'interfacent et s'enveloppent réciproquement.

Quoique nous vivions aujourd'hui son accélération, la virtualisation n'est pas un phénomène récent. Comme j'ai tenté de le montrer en analysant les développements du langage, de la technique et des institutions sociales complexes, l'espèce humaine s'est construite dans et par la virtualisation. Le processus de virtualisation peut s'analyser en opérations :

- "grammaticales" : découpage d'éléments virtuels, séquençages, double articulation ;
- "dialectiques" : substitutions, mises en correspondances, processus rhizomatiques de dédoublement ;
- et "rhétoriques" : émergence de mondes autonomes, création d'agencements de signes, de choses et d'êtres indépendamment de toute référence à une "réalité" préalable et de toute utilité. Par les opérations rhétoriques, la virtualisation débouche sur l'invention de nouvelles idées ou formes, la composition et la recomposition de ces idées, le surgissement de "manières" originales, la croissance de machines à mémoires, le développement de systèmes d'action.

Ce livre est consacré à la virtualisation, c'est-à-dire, à contre-courant de l'actualisation, aux divers mouvements et processus qui mènent au virtuel. Néanmoins, le réel, le possible, l'actuel et le virtuel sont complémentaires et possèdent une dignité ontologique équivalente. Notre propos n'est certainement pas de jouer le virtuel contre les autres modes d'être. Indissociables, ils forment ensemble une sorte de dialectique à quatre pôles, que nous allons maintenant examiner. Avant de commencer, je voudrais cependant justifier le titre de ce chapitre. Le terme quadrivium, ou voie quadruple, a été forgé par Boèce au VIe siècle après Jésus-Christ pour désigner les études scientifiques qui devaient suivre le trivium (grammaire, dialectique et rhétorique) : à savoir l'arithmétique, la géométrie, la musique et l'astronomie. Ce programme d'étude, trivium et quadrivium - les sept piliers de la sagesse -, fut suivi par les "facultés des arts" du Moyen-Age européen pendant des siècles. Après ce détour philologique, revenons à notre propos sur les relations entre possible, réel, actuel et virtuel.

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Les quatre modes d'être

Possible et virtuel ont évidemment un trait commun qui explique leur confusion si fréquente : tous deux sont latents, non manifestés. Ils annoncent un avenir plutôt qu'ils ne délivrent une présence. Le réel et l'actuel, en revanche, sont l'un et l'autre patents ou manifestes. Dédaignant les promesses, ils sont là et bien là. Comment, maintenant, comprendre le clivage qui sépare le possible et le réel, d'un côté, et le virtuel et l'actuel, de l'autre?

A la suite de Gilles Deleuze, j'écrivais dans le premier chapitre que le réel ressemble au possible tandis que l'actuel répond au virtuel. D'essence problématique, le virtuel est comme une situation subjective, une configuration dynamique de tendances, de forces, de finalités et de contraintes que résout une actualisation. L'actualisation est un événement, au sens fort du terme. Un acte s'accomplit qui n'était nulle part prédéfini et qui modifie en retour la configuration dynamique dans laquelle il prend une signification. L'articulation du virtuel et de l'actuel anime la dialectique même de l'événement, du processus, de l'être comme création.

En revanche, la réalisation sélectionne parmi des possibles prédéterminés, déjà définis. On pourrait dire que le possible est une forme à laquelle une réalisation confère une matière. Cette articulation de la forme et de la matière caractérise un pôle de la substance, opposé au pôle de l'événement.

On obtient ainsi un tableau simple à quatre positions où les deux colonnes du latent et du manifeste croisent les deux rangées de la substance et de l'événement. Possible, réel, virtuel et actuel viennent tout naturellement prendre place dans leurs cases respectives. Chacun d'eux déploie une manière d'être différente.

Le réel, la substance, la chose, subsiste ou résiste. Le possible recèle des formes non manifestées, encore dormantes : cachées au dedans, ces déterminations insistent. Le virtuel, comme cela a été suffisamment développé dans ce livre, n'est pas là, son essence est dans la sortie : il existe. Enfin, manifestation d'un événement, l'actuel arrive, son opération est l'occurrence.


Latent Manifeste
Substance Possible (insiste) Réel (subsiste)
Événement Virtuel (existe) Actuel (arrive)

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Les quatre passages

Or ces manières d'être passent constamment l'une dans l'autre, d'où la définition de quatre mouvements ou transformations principales, qui correspondent chacune à des formes de causalité et de temporalité différentes. Je vais maintenant suggérer une analogie entre le quadrivium ontologique et les quatre causes d'Aristote. Brièvement illustrées sur le cas d'une statue, voici quels étaient les types de causalité distingués par le Stagyrite. La cause matérielle désigne le marbre ; la cause formelle épouse les contours du kouros qui dorment dans la pierre ou l'esprit du sculpteur avant qu'ils ne respendissent sous le soleil de Délos ; le sculpteur lui-même, agent de l'action, est la cause efficiente ; enfin, la cause finale de la statue renvoie à son usage, son utilité : le culte d'Apollon, par exemple.

La réalisation, comme nous l'avons déjà suggéré, peut être assimilée à la causalité matérielle : elle nourrit de matière une forme préexistante. Parallèlement, la réalisation incarne une temporalité linéaire, mécanique, déterministe. Dissipant irréversiblement l'énergie utilisable ou les ressources disponibles, la réalisation suit la pente du second principe de la thermodynamique, selon lequel la croissance de l'entropie dans un système fermé est inéluctable. La temporalité réalisante consomme, elle fait chuter le potentiel.

S'élançant du réel au possible, la potentialisation, ou cause formelle, peut être assimilée à une remontée du courant de l'entropie. La potentialisation produit de l'ordre et de l'information, elle reconstitue les ressources et réserves énergétiques. On peut comparer son opération à celle du démon imaginé par le physicien James Clerk Maxwell, qui devait être capable de tourner la loi de l'entropie croissante. Posté près d'un petit guichet séparant deux compartiments d'un récipient clos remplis d'un gaz également tiède, ce minuscule démon imaginaire ne laisse passer dans un des compartiments que les molécules les plus rapides. De cette manière, presque sans dépense d'énergie, on obtiendrait au bout d'un certain temps un compartiment plein de gaz chaud et l'autre de gaz froid. La différence ainsi produite est elle-même une source d'énergie potentielle. Le désordre ou le mélange indifférencié sont combattus par la capacité de tri ou de sélection fine du démon et par un dispositif assurant l'irréversibilité des dites opérations (le guichet). La potentialisation fait à peu près le travail du démon de Maxwell. A l'échelle moléculaire, mettre de l'ordre ou reconstituer des potentiels énergétiques revient au même. Le possible, ou différence de potentiel, est identiquement une forme, une structure ou une réserve.

Réalisation et potentialisation appartiennent tous deux à l'ordre de la sélection : choix molaire parmi les possibles pour la réalisation. Tri moléculaire et reconstitution d'une forme pour la potentialisation. J'oppose ici cet ordre de la sélection à un tout autre registre de transformation, celui de la création ou du devenir, auquel appartiennent l'actualisation et la virtualisation.

L'actualisation invente une solution au problème posé par le virtuel. Ce faisant, elle ne se contente pas de reconstituer des ressources, ou de mettre une forme à la disposition d'un mécanisme de réalisation. Non : l'actualisation invente une forme. Elle crée une information radicalement nouvelle. Nous disposons la causalité efficiente du côté de l'actualisation parce que l'ouvrier, le sculpteur, le démiurge, s'il est un être vivant et pensant, ne se réduit jamais à un simple exécutant : il interprète, il improvise, il résout des problèmes. La temporalité de l'actualisation est celle du processus. Par-delà la pente de l'entropie (réalisation) et son retour amont (potentialisation), le temps créatif de l'actualisation dessine une histoire, il donne à lire une aventure du sens constamment remise en jeu.

La virtualisation, enfin, passe de l'acte - ici et maintenant - au problème, aux noeuds de contraintes et de finalités qui inspirent les actes. On classera donc la causalité finale, la question du pourquoi, du côté de la virtualisation. Dans la mesure où il existe autant de temporalités que de problèmes vitaux, la virtualisation se meut dans le temps des temps. La virtualisation sort du temps pour enrichir l'éternité. Elle est source des temps, des processus, des histoires, puisqu'elle commande, sans les déterminer, les actualisations. Créatrice par excellence, la virtualisation invente des questions, des problèmes, des dispositifs générateurs d'actes, des lignées de processus, des machines à devenir.

Transformation Définition Ordre Causalité Temporalité
Réalisation Élection, chute de potentiel Sélection Matérielle Mécanisme
Potentialisation Production de ressources Sélection Formelle Travail
Actualisation Résolution de problèmes Création Efficiente Processus
Virtualisation Invention de problèmes Création Finale Éternité

Les quatre transformations sont ici distinguées conceptuellement. Si l'on devait analyser, comme on l'a parfois fait dans le cours de cet ouvrage, un phénomène concret, on découvrirait un mélange inextricable des quatre causes, des quatre modes d'être, des quatre passages d'une manière d'être à l'autre. Que l'on bloque la virtualisation et l'aliénation s'installe, les fins ne peuvent plus se réinstituer, ni l'hétérogénèse s'accomplir : des machinations vivantes, ouvertes, en devenir, se transforment soudain en mécanismes morts. Que l'on coupe l'actualisation et les idées, les fins, les problèmes deviennent brusquement stériles, incapables de déboucher sur l'action inventive. L'inhibition de la potentialisation amène immanquablement à l'étouffement, à l'épuisement, à l'extinction des processus vivants. Que l'on empêche la réalisation, enfin, et les processus perdent leur assise, leur support, leur point d'appui, ils se désincarnent. Toutes les transformations sont nécessaires et complémentaires les unes des autres.

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Mélanges

Loin de constituer les termes d'un classement exclusif, l'opposition possible/virtuel n'est jamais définitivement tranchée et se recrée à chaque nouvelle distinction. Par analogie, lorsque l'on coupe un aimant en deux, on n'obtient pas un aimant qui repousse et un autre qui attire, mais deux petits aimants complets, ayant chacun leur pôle positif et négatif. Par exemple, une enclume sera rapprochée du pôle du réel (car relevant de la substance ou de ce qui "résiste") tandis que la phrase "En l'an 2010 toutes les voitures circulant en ville seront électriques" (relevant de l'occurrence) sera rattachée au pôle de l'actuel. Mais je peux, si je le désire, décomposer la phrase en deux éléments : une question implicite ("Allons-nous vraiment continuer à nous laisser empoisonner de la sorte?") et la proposition qui répond à cette question ("Non, puisqu'en l'an 2010, etc."). La question sera dite virtualisante et la proposition plutôt potentialisante, puisqu'elle peut prendre plusieurs valeurs logiques prédéterminées. En poursuivant le travail de fragmentation, on peut encore diviser la proposition en surgissement d'une hypothèse - qui relève d'une virtualisation : "En l'an 2010, toutes les voitures, etc.", et en jugement : "Cette hypothèse est vraie", qui est une sorte de réalisation. De même pour l'enclume. Elle sera virtuelle comme support de bricolage inventif et de détournement, mais potentielle comme réserve de fer, outil capable d'usure, etc.

Réel, possible, actuel et virtuel sont quatre modes d'être différents, mais quasiment toujours à l'oeuvre ensemble dans chaque phénomène concret que l'on peut analyser. Toute situation vivante fait fonctionner une sorte de moteur ontologique à quatre temps et ne doit donc jamais être "rangée" en bloc dans l'une des quatre cases.

Je suis en train d'écrire sur mon ordinateur à l'aide d'un logiciel de traitement de texte. Du côté purement mécanique, une dialectique du potentiel et du réel est à l'oeuvre puisque, d'un côté, les possibilités du logiciel et de la machine se réalisent et qu'un texte s'affiche (se réalise) à l'écran, résultant de toute une série de codages et traductions bien déterminées. D'un autre côté, l'alimentation électrique potentialise la machine et je potentialise le texte en saisissant des codes informatiques par l'intermédiaire du clavier.

Parallèlement, j'actualise des problèmes, des idées, des intuitions, des contraintes d'écriture en rédigeant ce texte, dont la relecture modifie en retour l'espace virtuel de significations auquel il répond (ce qui constitue donc une virtualisation).

On voit que les processus de potentialisation et de réalisation ne prennent sens que par la dialectique de l'actualisation et de la virtualisation. Symétriquement, les modes de réalisation et de potentialisation du texte (l'aspect purement technique ou matériel, si l'on préfère) conditionnent et influencent fortement la création d'un message signifiant (dialectique de la virtualisation et de l'actualisation). Capturée par le réel, la dialectique du virtuel et de l'actuel est réifiée. Repris par les processus de virtualisation et d'actualisation, possible et réel sont objectivés ou subjectivés. Ainsi, le pôle événementiel ne cesse d'impliquer le pôle substantiel : complexification et déplacement des problèmes, montage de machines subjectivantes, constructions et circulations d'objets. C'est ainsi que le monde pense en nous. Mais, en retour, le pôle substantiel enveloppe, dégrade, fixe et se nourrit du pôle événementiel : enregistrement, institutionnalisation, réification.


Événement enveloppé Substance enveloppée
Événement enveloppant Virtualisation
Actualisation
Subjectivation
Objectivation
Substance enveloppante Réification
Institutionnalisation
Réalisation
Potentialisation

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Dualité de l'événement et de la substance

L'apparent dualisme entre la substance et l'événement recouvre peut-être une profonde unité. Dans la philosophie de Whitehead, les termes ultimes de l'analyse philosophique - ce qui est vraiment - sont des événements, appelés occasions actuelles. Les occasions actuelles sont des sortes de monades transitoires, des processus de perception élémentaires, généralement inconscients, qui reçoivent certaines données de précédentes occasions actuelles, les interprètent, transmettent à d'autres leur synthèse et disparaissent. Aussi disposé que l'on soit à admettre que les occasions actuelles soient le dernier mot "événementiel" de la réalité, on est quand même obligé de constater qu'il y a bien, au moins en apparence, des substances permanentes, des choses durables. Whitehead résout le problème en rendant compte de notre expérience des choses durables en termes de sociétés coordonnées d'événements, qui partagent et se transmettent des caractères particuliers. Une pierre, par exemple, est une société d'occasions actuelles semblables, qui héritent linéairement les unes des autres leurs données et leurs manières de réagir, ce qui explique que, sur un court laps de temps, la pierre garde à peu près la même couleur, la même dureté, etc.

Pour établir le pont entre la substance et l'événement, on pourrait faire l'hypothèse que l'événement serait une sorte de substance moléculaire, miniaturisée, fragmentée jusqu'à l'acte ponctuel. Symétriquement, la substance ne serait que l'apparence d'une société d'événements, une multitude coordonnée de micro-expériences grossièrement agrégées dans l'image d'une "chose" : en somme, de l'événementiel molaire.

D'ailleurs, aussi durables soient-elles, les choses les plus stables ne peuvent-elles pas toujours être interprétées comme des événements au regard d'une durée qui les dépasse, comme l'existence des montagnes à l'échelle de l'histoire de la Terre? Le raisonnement peut évidemment s'inverser : un événement, qu'est-ce d'autre que l'évanouissement ou le surgissement d'une substance, voire une substance évanouissante?

Peut-être faut-il considérer le dualisme de la substance et de l'événement comme le yin et le yang dans la philosophie chinoise classique : il y aurait passage, transformation perpétuelle de l'un dans l'autre. Chacun d'eux exprime une face inéliminable et complémentaire des phénomènes, comme l'onde et la particule dans la physique quantique.

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